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Entretien avec Christophe Alvès et Marc Jailloux


Marc Jailloux et Christophe Alvès
© Brieg Haslé-Le Gall 2023

« Qu’aurait fait Jacques Martin,
quels choix aurait-il adopté ? »

À l'occasion de la parution quasi simultanée des albums La Route de Los Angeles et Le Bouclier d'Achille, 34e et 42e épisodes des mythiques séries Lefranc et Alix, deux fleurons de l'École de Bruxelles, rencontre croisée avec les dessinateurs Christophe Alvès et Marc Jailloux, talentueux héritiers du maître Jacques Martin, le père de la bande dessinée historique, dont ils continuent d'animer les univers avec une très grande efficacité et une vraie sincérité...

Marc Jailloux, avec Le Bouclier d’Achille, vous signez déjà votre 6e Alix. Il y a deux ans, vous nous aviez dévoilé que vous alliez travailler avec un nouveau scénariste : Roger Seiter – en mettant en scène un récit se déroulant dans une contrée très chère à Jacques Martin : la Grèce antique. Pour mémoire, vous êtes d’ailleurs l’auteur des Oracles, 4e tome de la série Orion qui s’y déroule. Pour rappel, vous avez aussi été l’assistant de Gilles Chaillet, lui-même longtemps dessinateur de Lefranc, alors qu’il n’aimait pas mettre en scène l’époque contemporaine…

Marc Jailloux – C’est tout le paradoxe en effet, alors que Gilles était un fou furieux de la Rome antique ! De la même façon, Christophe Simon lui a succédé sur Lefranc, alors qu’il adore dessiner les corps antiques – ce qu’il fera en dessinant un temps Alix, puis ses propres créations. Le casting des repreneurs de Jacques Martin fut assez étrange durant une certaine période… Pour en venir à la nouveauté, Le Bouclier d’Achille, Alix retourne effectivement en Grèce. L’artefact est des plus simples : le légendaire bouclier du héros. Avec Roger Seiter, nous sommes partis d’un principe très simple mais efficace : une légende précisant que la personne en possession de ce mythique bouclier pourra réunir les cités grecques en vue de chasser les Romains. Tout cela sur le fond historique de la guerre civile entre César et Pompée, juste à la veille de l’affrontement qui aura lieu à Pharsale au début de l’été 48 av. J.-C. Rien n’est gagné, pour un camp comme pour l’autre, si jamais les Grecs s’unissent et se rebellent contre les Romains.


Alix T42 : Le Bouclier d'Achille, extrait © Jailloux - Seiter - Martin / Casterman 2023

Cet album est le 42e opus de la saga Alix. Où s’inscrit-il dans la chronologie de cette longue série ?

MJ – Le Bouclier d’Achille s’inscrit juste après Le Démon du Pharos [scénario de Jacques Martin et Patrick Weber, dessin de Christophe Simon, 2008, ndlr] car l’intrigue débute à Alexandrie, et d’un point de vue historique, étant juste avant la bataille de Pharsale, nous faisons bien évidemment référence au Dernier Spartiate puisqu’un personnage nommé Oratis (qui aurait pu être le général Astyanax, nous en avons beaucoup discuté avec Roger – mais je tenais à la présence d’un personnage féminin fort) qui n’est autre que la sœur de la reine Adria du Dernier Spartiate.


Alix T42 : Le Bouclier d'Achille, extrait © Jailloux - Seiter - Martin / Casterman 2023

Pour votre part, Christophe Alvès, vous signez La Route de Los Angeles, votre 5e Lefranc (après Mission Antarctique, Le Principe d’Heisenberg, Lune Rouge, Les Juges intègres), 34e opus de la série. Un album très particulier puisque c’est le dernier scénarisé par votre complice et ami François Corteggiani qui n’aura pas vu l’album terminé avant sa brutale disparition…

Christophe Alvès – François n’en a malheureusement vu que la première moitié… Pendant un bon mois, je suis resté bloqué, je n’arrivai pas à dessiner, ayant sous les yeux son découpage qui se présente sous la forme de croquis très expressifs, très lisibles. Il me disait faire ainsi car il ressentait le besoin de voir la page exister pour savoir où il allait. En plus de l’émotion d’avoir perdu mon scénariste, je perdais un ami à qui j’avais téléphoné pour lui souhaiter son anniversaire. Il est mort quelques heures après notre conversation… François était un grand routier du scénario avec une incroyable expérience, aussi bien dans le domaine humoristique que réaliste. Il me laissait agencer comme je le souhaitais ses découpages, il était très ouvert à la discussion pour que chaque planche fonctionne au mieux. Après sa disparition, il m’est arrivé plusieurs fois de m’interroger et je ne pouvais malheureusement plus l’appeler pour avoir les précisions attendues. Ça n’a pas toujours été évident.


Lefranc T34 : La Route de Los Angeles, extrait © Alvès - Corteggiani - Martin / Casterman 2023

En sus d’un petit dossier qui lui rend hommage, vous terminez l’album avec un émouvant clin d’œil…

CA – Le dossier final permet justement de montrer sa méthode de travail avec ses découpages crayonnés. Et, en effet, la dernière case de la dernière planche le représente en train de crobarder à la terrasse d’un café, ce qu’il faisait très souvent le matin pour chercher et noter des idées. Et l’après-midi, il travaillait dans son atelier. Cette dernière case est venue très naturellement pour lui rendre hommage, juste au-dessus du cartouche « Fin ».
MJ – C’est un très élégant hommage, très juste.


Lefranc T34 : La Route de Los Angeles, extrait © Alvès - Corteggiani - Martin / Casterman 2023

Venons-en à la trame de La Route de Los Angeles… Dans une ambiance vintage, nous sommes au cours des années 1950, Lefranc est amené à traverser l’Atlantique et se rend à Hollywood…

CA – Ami et confrère de Guy Lefranc, le journaliste people Bob Garcia doit rencontrer la doublure de l’actrice américaine Margareth Morrison, un personnage quelque peu inspirée par Marylin Monroe. Mais la doublure tout comme Garcia d'ailleurs va rapidement avoir des problèmes avec des personnes très mal intentionnées. Informé de ces soucis, Lefranc décide d’aller seconder son ami, afin de comprendre ce qui se trame entre la star et sa doublure.


Lefranc T34 : La Route de Los Angeles, extrait © Alvès - Corteggiani - Martin / Casterman 2023

Évoquons le rôle joué par le romancier Bob Garcia – notamment connu pour ses livres d’études sur la BD que les Tintinophiles connaissent bien. Il est assez rare qu’une personne réelle tienne un rôle principal tout au long d’un album. Nous sommes plutôt habitués à des caméos, à des clins d’œil glissés par les auteurs à leurs proches…

CA – Bob Garcia est un ami de François qui me l’a présenté et nous avons vite sympathisé. Il apparaissait déjà dans le précédent tome, Les Juges intègres, mais cela restait assez fugace. Nous lui avons donc fait cette surprise à laquelle il ne s’attendait pas. Corteggiani avait trouvé amusant et intéressant de le réutiliser, mais de façon beaucoup plus prégnante au sein de ce nouveau récit.


Lefranc T34 : La Route de Los Angeles, extrait © Alvès - Corteggiani - Martin / Casterman 2023

Sur votre reprise d’Alix, Marc, vous avez travaillé avec différents scénaristes…

MJ – En effet, avec Géraldine Ranouil sur La Dernière Conquête, puis avec Mathieu Breda sur les albums Britannia, Par-delà le Styx, Le Serment du gladiateur et Les Helvètes. Pour Le Bouclier d’Achille, c’est la première fois que je collabore avec Roger Seiter. Durant le confinement, il m’avait contacté pour me préciser qu’il avait bien aimé Les Helvètes. J’ai alors découvert un vrai amateur et connaisseur de l’œuvre de Jacques Martin, ayant dans ses bibliothèques de vieilles éditions originales, résidant à Strasbourg là où est né Martin, qu’il avait d’ailleurs rencontré. Il a cette culture-là. De fil en aiguille, en discutant longuement, nous nous sommes rendu compte que nous avions un goût commun pour la Grèce antique. De mon côté, j’avais l’idée de faire un récit autour du bouclier d’Achille, et je lui en ai parlé en lui proposant de réfléchir à une éventuelle intrigue autour de cette idée de départ. Ayant beaucoup d’expérience comme scénariste, il m’a très rapidement présenté un synopsis qui m’a bien plu. Nous avons beaucoup échangé, notamment autour du personnage féminin d’Oratis. Il a une autre qualité : ayant écrit plusieurs tomes de la série Lefranc [dessin de Régric, ndlr], il maîtrise très bien les codes de Martin, à savoir l’encombrement de chaque planche, le nombre de cases possibles, le style des narratifs, le ton des dialogues… Même si j’interviens sur le découpage proposé, cela a été très confortable. Si Gilles Chaillet m’a énormément appris sur le point technique, le fait d’avoir eu de nombreuses et longues conversations avec Jacques Martin m’a permis de mieux connaître le personnage, pas l’homme médiatique qu’il était à l'extérieur, mais l’homme d’un point de vue beaucoup plus personnel. Cela m’aide beaucoup en créant aujourd’hui de nouvelles aventures d’Alix. Je me pose très souvent la question : qu’aurait fait Martin, quel choix aurait-il adopté ? J’essaye de jouer au mieux la partition…


Alix T42 : Le Bouclier d'Achille, extrait © Jailloux - Seiter - Martin / Casterman 2023

Christophe Alvès, quid de la suite de la série Lefranc ? Fort tristement, votre complice Corteggiani n’est plus là pour vous imaginer de nouvelles enquêtes…

CA – Rappelons que c’est François qui m’a amené à intégrer l’équipe Martin. Juste avant, nous avions un autre projet car il voulait travailler avec moi. J’étais très honoré qu’un grand scénariste comme lui me sollicite. Je n’ai pas mis longtemps à répondre à sa proposition de créer avec lui de nouvelles aventures de Guy Lefranc ! Nous nous sommes très bien entendu dès le départ. Suite à son décès, j’ai beaucoup gambergé pendant plusieurs semaines. Certes, il y avait la solution de repartir avec un autre scénariste, mais je ne me suis pas senti prêt sur le moment, c’était trop douloureux. Avec un autre scénariste, aussi talentueux soit-il, je n’aurai eu de cesse de comparer son travail avec celui de François, consciemment ou inconsciemment. J’ai alors proposé à Casterman une idée d’histoire qui me trotter dans la tête depuis un moment, même si je n’avais aucune velléité à devenir scénariste, d’autant que cela se passait hyper bien avec François. Le comité éditorial a été à l’écoute, m’a demandé une note d’intention et un synopsis dont nous avons longtemps discuté en septembre dernier. Et cela a été accepté. Pour l'heure, et vous m'en excuserez, je ne donnerai pas de détails sur la trame de cette prochaine aventure…


Lefranc T34 : La Route de Los Angeles, extrait © Alvès - Corteggiani - Martin / Casterman 2023

À ma connaissance, c’est la première fois qu’un repreneur d’une série de Jacques Martin va assurer tout à la fois dessin et scénario…

MJ – Et bien non Brieg : je l’ai fait sur Orion avec l’album Les Oracles dont j’ai entièrement assuré le scénario, certes validé par Jacques Martin avec qui j’avais beaucoup échangé sur ce projet, qu'il n'aura malheureusement pas vu paraître. Cela n’a pas été bien saisi par tout le monde, car sur la page de titre, il est spécifié « Jacques Martin et Marc Jailloux » sans autre précision. Pour l’anecdote, j’avais lu sur un forum en ligne une réflexion qui m’avait bien amusé, et agacé à la fois, parlant « du dernier grand scénario de Jacques Martin » ! Suite à un voyage en Grèce, j’ai eu l’idée de développer une histoire inédite. Étant dans la mouvance de Gilles Chaillet, donc de Jacques Martin, j’ai proposé mon projet à ce dernier. Je n’imaginais pas du tout reprendre Alix, deux équipes étant alors déjà en place, je ne cherchais à prendre la place de personne. Rappelons qu’à l’époque, j’avais un autre métier. Comme la série Orion était en berne, cela a séduit le Comité Martin et l’album a pu se faire.

[Stéphane Jacquet nous signale un autre album réalisé en solo par l'un des repreneurs de Jacques Martin : Le Testament de César publié par Marco Venanzi en 2010, ndlr]


Alix T42 : Le Bouclier d'Achille, extrait © Jailloux - Seiter - Martin / Casterman 2023

Et pour ce qui est de suite de la série Alix ?

MJ – Je travaille déjà sur un nouveau projet, toujours en collaboration avec Roger Seiter vu que cela s’est très bien passé sur Le Bouclier d’Achille. Le prochain album va s’intituler Le Royaume interdit et se déroulera dans les Açores où nous évoquerons la civilisation minoenne. Nous restons donc en Grèce, mais la Grèce archaïque cette fois. L’époque d’Alix nous offre ces possibilités de créer des synopsis à partir du monde antique. Nous suivons l’exemple donné par Jacques Martin : prendre des sujets qui ont plusieurs centaines voire plusieurs milliers d’années, et d’imaginer que telle situation ou telle civilisation resurgissent. Dans Le Royaume interdit, il s’agit là-encore d’un sujet qui n’a jamais été traité dans Alix. Graphiquement, c’est très agréable à mettre en scène, offrant aux lecteurs de nouveaux lieux étonnants, très dépaysant.


Alix T42 : Le Bouclier d'Achille, extrait © Jailloux - Seiter - Martin / Casterman 2023

Si durant plusieurs années, les amateurs de l’œuvre de Jacques Martin furent souvent déçu par l’inégalité des reprises proposées, nous avons aujourd’hui l’impression que le Comité Martin a trouvé son rythme de croisière. Ainsi, tant pour Alix que pour Lefranc, deux équipes animent en alternance ces séries de façon régulière, et de manière qualitative. Échangez-vous avec les autres équipes ?

CA et MJ – Non… hélas !
MJ – Si je travaille avec Roger, nous ne parlons jamais de Lefranc dont il est l’un des scénaristes. Nous avons assez de travail sur Alix et avons largement de quoi faire ensemble. Pour l’anecdote, j’ai découvert Alix Senator chez mon libraire… Il n’y a pas de concertation entre les équipes, nous ne sommes pas responsables de l’alternance des équipes, tout comme c’est l’éditeur qui décide quand paraissent nos albums. Nous avons un contrat par album, sans savoir ce qu’il se passera par la suite.


Lefranc T34 : La Route de Los Angeles, extrait © Alvès - Corteggiani - Martin / Casterman 2023

Mais lisez-vous les albums des autres équipes ?

MJ – Oui, parfois. J’ai bien aimé le nouveau Lefranc de Christophe, et je ne dis pas cela parce qu’il est là. C’est d’autant plus triste que j’ai trouvé que c’était un excellent scénario de Corteggiani, probablement le plus fluide des Lefranc qu’il a écrit. Pour Lefranc, je suis marqué par un album comme Le Mystère Borg qui est très sérieux, très sombre. J’avais un peu de mal avec les touches humoristiques que glissait Corteggiani dans ses Lefranc. Pour ce qui d’Alix, je vous avoue avoir du mal à lire ce que font les autres sur une série que j’anime également. C’est un personnage que nous n'avons certes pas créé, mais qu’on s’approprie inévitablement. En l’animant, on y insuffle forcément quelque chose de nous. C’est assez particulier de le voir animé différemment. À titre personnel, ne travaillant pas sur son univers, je suis beaucoup plus à l’aise pour lire les nouveaux Lefranc.
CA –
De mon côté, je lis les Lefranc de l’autre équipe. Ce n’est pas un problème, mais c’est surtout par souci de me tenir au courant de l’évolution du personnage, avec l’apparition d’éventuels nouveaux protagonistes. Ce que dit Marc est tout à fait juste : quand je fais un Lefranc, je fais « mon » Lefranc. C’est assez bizarre de le voir traité d’une autre façon. C’est le même personnage sans l’être.

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Brieg Haslé-Le Gall
18/12/2023