Entretien avec Jean-Yves Delitte
« Mon intérêt pour la marine et son histoire n’est plus un secret... »
Entre mythe et réalité, qui n’a jamais rêvé de retrouver le trésor des pirates ? En 1714, la guerre de Succession d’Espagne prend fin et une période de paix semble s’installer pour plusieurs années. De nombreux corsaires désappointés se retrouvent subitement sans employeur. Olivier Levasseur est de ceux-là. L’homme est né à Calais à la fin du XVIIe siècle et n'a jamais caché son ambition d’appartenir au grand corps, mais faute de titre de noblesse, il ne pourra qu’y rêver...
On connaît peu de choses des campagnes corsaires menées par Levasseur, par contre, il est évident que l’homme a finalement renoncé à rentrer au port à l’heure de la paix signée pour embarquer dans l’aventure de la piraterie. Levasseur aurait dû être un pirate comme tant d’autres, courant les mers et vivant de larcins, de rapines et autres maraudages.
Mais au mois d’avril 1721, l’étrange mélange d’audace et de chance, va permettre au pirate qui porte le surnom de La Buse, de rentrer dans l’histoire. Levasseur s’empare avec une aisance déconcertante du Nossa Senhora do Cabo, un vaisseau portugais qui a dans ses cales une décennie de trésors accumulés par le vice-roi des Indes orientales !
Hélas, mille fois hélas, l’aventure se termine très mal pour le pirate. La retraite anticipée qu’il avait choisi de prendre ne le mettra pas à l’abri des rancunes. À l’été 1730, parce qu’il a refusé le pardon du roi qui lui imposait de restituer les fortunes prises, Levasseur est arrêté et conduit à l’échafaud. Dans une dernière forfanterie, notre homme criera à la foule qui était venue voir son agonie annoncée : « Mon trésor à qui saura le prendre ! » Le mythe était né ! Parlons-en avec notre invité, le prolifique et talentueux Jean-Yves Delitte...
C’est un plaisir de vous retrouver en nos colonnes à l’occasion de la parution chez Glénat du premier chapitre de votre nouveau diptyque titré La Buse. Dites-nous en plus sur le mythique Olivier Levasseur…
On va faire un bref résumé historique : nous sommes au début du XVIIIe siècle, les conflits se succèdent en Europe et de nombreuses nations, dont le royaume de France, ont fait le choix de la guerre de course. Les armements corsaires se multiplient, mais quand la paix revient, et c’est le cas avec le traité d’Utrecht qui met fin à la guerre de Succession d’Espagne en 1713, les corsaires se retrouvent au « chômage »... Sauf qu’au XVIIIe siècle, il n’y a pas de protection sociale et à défaut de s’être confectionné un petit bas de laine pour les mauvais jours, c’est la disette qui frappe à la porte ! Une disette d’autant plus cruelle que le corsaire n’est généralement pas propriétaire du navire. Certains cherchent alors un poste dans la marchande ou dans un armement de pêche, ou retournent à leurs occupations précédentes qui parfois étaient fort éloignées de la marine ! Olivier Levasseur était de ces corsaires. Mais plutôt que de se résoudre à rentrer sagement au port, il fomente une mutinerie contre le capitaine du navire, en devient maître et choisit de poursuivre les activités de corsaire, à savoir attaquer des navires marchands ! Mais en l’absence de lettres de marque dûment actées, c’est de la piraterie.
Première étape de la création de la double planche 42-43 de La Buse T1 |
De quelle façon avez-vous découvert le parcours de cet étonnant aventurier ?
Mon intérêt pour la marine et son histoire n’est plus un secret. Du moins, je l’espère à la vue de ma bibliographie. Les corsaires et les pirates, qu’à tort on confond, font partie de l’histoire et de la marine. J’ai d’ailleurs consacré l’un de mes albums de la collection des Grandes Batailles navales à l’un des plus méritants et extraordinaires corsaires devenu officier de la Royale : Jean Bart. Olivier Levasseur se retrouve sur cette liste interminable de marins et de personnages historiques au sens noble du terme, même si l’homme se trouvait du mauvais côté de la barrière.
Deuxième étape de la création de la double planche 42-43 de La Buse T1 |
Qu’est-ce qui vous a donné envie de nous raconter son parcours, même si j’imagine que vous prenez quelques libertés avec son authentique biographie dont de nombreux épisodes ne sont pas connus des historiens…
Enfant, nous avons tous joué un jour au pirate et rêvant de passer à l’abordage d’un galion aux cales regorgeant d’or ! Le 7e art en particulier nous a souvent transmis une image quelque peu féérique et rocambolesque de la piraterie. Il suffirait de citer une célèbre animation d’un parc d’attraction devenu films au pluriel pour le démontrer. Même si la réalité historique est bien moins enivrante, le pirate ne peut se défaire immanquablement d’une part de mystère. Et quoi de plus légitime, nous sommes dans des temps où la connaissance des « faits-divers » fussent-ils maritimes, se basent principalement sur des témoignages avec tout ce qu’ils peuvent avoir d’interprétations. Imaginez un négrier qui se fait arraisonner lors d’une relâche par une vulgaire chaloupe armée portant que quelques pierriers et de deux douzaines de flibustiers. Le capitaine – tout comme l’équipage d’ailleurs – préfèrera affirmer pour se préserver du mécontentement de l’armateur que les pirates étaient bien une centaine à bord d’une frégate ! Dans de nombreux témoignages, c’est souvent l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. Une situation à laquelle s’ajoute la barrière des langues avec leur retranscription. Il n’est pas rare de découvrir qu’un pirate porte plusieurs patronymes. A general History of the Robberies and Murders of the Most Notorius Pyrates, un manuscrit d’époque souvent considéré comme une référence et signé d’un certain capitaine Charles Johnson, s’avère en fait plus proche du roman que du récit biographique et historique ! Les états majors des vaisseaux de la Royale ou de la Royal Navy étaient parfaitement connus, il y avait d’innombrables règlements. J’ai cité plus en avant Jean Bart, sa vie depuis sa naissance jusqu’à sa mort – d’une pleurésie – est rapportée par le détail. Il en est tout autrement de celle d’Olivier Levasseur. Cette part d’inconnu permet au scénariste d’imaginer une vie tout en s’attachant à la rendre crédible, en respectant le contexte historique et l’archéologie navale.
Double planche 42-43 de La Buse T1 avec la mise en couleurs signée Douchka Delitte |
Et après La Buse, dont le prochain tome s’intitulera Pour l’éternité, suite et conclusion du premier volet nommé La Chasse au trésor, pour quel personnage ou univers allez-vous vous consacrer ?
Je vais continuer à explorer le thème de la piraterie. Elle ne se limite pas à la mer des Indes – l’océan Indien – et les eaux des Amériques. Elle n’est pas non plus le fait que des « occidentaux ». J’ai plusieurs noms sur ma table. Mais il est prématuré aujourd’hui d’en dire plus car j’avoue ne pas encore avoir arrêté mon choix. L’un des critères étant la documentation disponible. Je ne parle pas ici des éléments biographiques, mais plus largement d’informations générales sur une époque, sur une région...
Vous êtes également le directeur de la collection Les Grandes Batailles navales dont vous signez tous les scénarios et les couvertures, tout en assurant également la mise en images de nombre d’entre eux. Pouvons-nous faire un point ensemble sur l’actualité de cette très belle collection plébiscitée par les amateurs d’histoire maritime ?
La collection a été lancée avec un rythme assez soutenu, puisqu’il avait été décidé de sortir deux ouvrages par semestre. Aujourd’hui, on a opté pour une vitesse de croisière moins dense avec un album par semestre. C’est vrai qu’elle a acquis une belle notoriété auprès des amateurs de l’histoire et de la marine. Non seulement, la collection est soutenue depuis son lancement par le Musée de la Marine, mais de plus, une des plus prestigieuses institutions françaises, l’Académie de Marine, a décerné un prix à la collection. Et les ventes sont à la hauteur des attentes. Bref, on ne peut que se réjouir de la situation. Le 20e et prochain tome sort début 2023 sur la bataille des Cinq Îles en 1217 dessiné par Fabio Pezzi, puis à la fin du premier semestre, ce sera un album sur la bataille de Santiago de Cuba en 1898 que je réalise entièrement. On s’attache toujours à alterner les époques, les genres et le traitement graphique. Je peux aussi révéler qu’il y aura au « menu » les batailles de Tchesmé en 1770, celle de Navarin en 1827 ou encore celle de Sinope en 1853. Sans oublier l’album sur l’épopée de l’U9 durant la Première Guerre mondiale. Un ouvrage que le regretté Philippe Adamov, parti trop tôt, n’a pu terminer et pour lequel on cherche des solutions car il nous tient de le terminer et de l’éditer.
Les 4 premiers opus de la collection À bord cosignés Jean-Yves Delitte et Jean-Benoît Héron |
Par ailleurs, car on vous sait infatigable, vous proposez avec le talentueux illustrateur Jean-Benoît Héron la collection À bord dont le quatrième opus, consacré à la grande pêche, vient de paraître...
Cette collection remporte aussi un beau succès. Nous sommes dans le beau livre. D’ailleurs, je grince des dents quand je retrouve sur des sites ou dans des médias ces ouvrages repris comme « bandes dessinées ». Ce n’est pas du mépris ou de l’arrogance, mais il faut faire la part de choses, ce sont des livres, des ouvrages sur l’archéologie navale, sur l’histoire de navires. Jean-Benoît et moi-même prenons un grand soin à être le plus pertinents possible dans les représentations graphiques tout comme dans les textes que nous écrivons à quatre mains. Peut-être que si d’aucun ne se contentait pas de lire la 4e de couverture, parcourait les ouvrages avant d’en faire la critique, ce genre d’erreur de présentation n’arriveraient pas. Mais qu’importe, il y a eu le premier consacré aux frégates, puis les sous-marins, ensuite les galères. Maintenant, sort la Grande Pêche, préfacé par deux éminents membres de l’Académie de Marine dont le président ! On ne peut rêver mieux comme reconnaissance. Demain – cela veut dire l’année prochaine – sortira celui consacré aux « Packet Boats ». Jean-Benoît et moi-même avons d’autant plus de plaisir que le prochain opus est à peine esquissé que déjà notre éditeur nous demande aussi de penser aux autres qui vont suivre. La collection appartient à Jean-Benoît et moi-même, elle est née de notre amitié et de l’admiration que nous portons au travail de l’autre. Nous sommes complémentaires dans le travail. Autrement dit, nous nous sommes engagés pour un voyage au très, très, très long cours.
En 2007, vous avez été nommé Peintre officiel de la Marine en votre pays, la Belgique. Quel est votre ressenti de voir votre confrère français Emmanuel Lepage nommé l’an passé au sein du prestigieux corps des Peintres officiels de la Marine française ?...
Ma nomination remonte à quinze années déjà. C’était l’année où les POMs belges avaient invité leurs confrères français pour exposer ensemble au sein du Musée des Armées à Bruxelles. Une magnifique exposition, tout un hall avait été transformé et aménagé pour l’occasion. Certains pourraient donc affirmer qu’il était grand temps qu’un auteur français soit nominé, mais ce serait une critique un peu trop facile. Il ne faut pas oublier que la nomination à ce titre prestigieux se fait sur candidature ! De plus, il y a un concours. En Belgique, pour l’exemple, il faut se présenter à trois sessions sur une période consécutive de trois années. Sans oublier que c’est le ministère des Armées qui attribue le titre et non celui de la Culture. Je comprends la réticence de certains auteurs à se présenter. On ne peut donc que se réjouir de voir un auteur du talent d’Emmanuel Lepage rejoindre le grand corps des POMs.
Vous ne cessez de développer des récits maritimes – et cela n’est point un reproche… Mais n’avez-vous pas envie de raconter d’autres histoires, loin des ports et des embarquements, comme vous le faisiez voici des années avec des séries comme Les Coulisses du pouvoir ou Les Nouveaux Tsars ?
Notre charmante petite planète a 70% de sa surface recouverte par les mers et les océans. La vie vient des mers et des océans. La première invention de l’homme, bien antérieure à celle de la roue ou de la domestication des animaux, est le navire ! L’homme a appris à connaître sa terre par la mer. Le navire fait partie de notre histoire qui s’écrit en majuscule. Aujourd’hui encore, plus de 90% du transport se fait par voie maritime. Je me plonge plus que régulièrement dans des ouvrages qui traitent de la marine et l’histoire. Le sujet apparaît inépuisable et il me faudrait d’innombrables vies pour tout dire. C’est d’ailleurs étonnant qu’un sujet aussi riche soit aussi peu traité – quand il n’est pas « mal traité » ! Et ici, je ne parle pas du traitement graphique ou de scénario, mais de la représentation que l’on fait de la marine. Sans apparaître trop prétentieux, en comptant large, il y a tout au plus une demi-douzaine d’auteurs de bande dessinée qui connaît réellement le sujet, et j’en fais partie. Je ne suis pas naïf, j’ai conscience qu’il y a des modes et des genres qui sont plus plébiscités. Si demain, je gribouille 200 pages sur mon mal-être, le tout saupoudré d’un affligeant « wookisme », que des pages entières se limitent à un pathétique copié-collé avec quelques bulles de dialogues pour dire « Oh, il pleut dehors ! », on criera probablement au génie ! Mais entre nous, je préfère être l’auteur d’un ouvrage comme La Hougue de la collection Les Grandes Batailles navales. En seulement 46 pages, je me suis attaché à retracer le contexte historique d’une bataille majeure, à dresser le portrait de personnages, à illustrer la marine de Louis XIV, tout en proposant une lecture agréable. L’exercice est bien plus plaisant. D’autant plus qu’au final, vous avez un grand historien et archéologue de la marine qui vous écrit pour vous remercier de la qualité de votre travail ! Cela vaut toutes les statuettes en plastique que décernent certains festivals ! Et c’est ce que je continuerai à faire.
Le mot de la fin ?
La fin... non ! Le début pour d’autres aventures encore plus enivrantes !
Propos recueillis par Brieg Haslé-Le Gall le 13 décembre 2022
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© Brieg Haslé-Le Gall / Auracan.com 2022
visuels © Jean-Yves Delitte / Glénat
Remerciements à Lou Pezin
Jean-Yves Delitte sur Auracan.com : entretiens à propos de la série Le Neptune (2003), de la tétralogie Les Nouveaux Tsars (2004) et de la saga Black Crow (2009) ; à lire également : À l'abordage avec Jean-Yves Delitte ! (avril 2009).