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Entretien avec Philippe Jarbinet

"Une idée doit me donner envie de m’asseoir à ma table à dessin..."

Black boys constitue déjà le premier volet du cinquième diptyque de la série Airborne 44. Philippe Jarbinet y aborde la thématique du racisme qui trouve sa résonance dans l'actualité. C'est également pour l'auteur l'occasion de se pencher, à travers une postface, sur le cheminement de la série et le sien. Deux sujets parmi d'autres que nous avons pu aborder lors de cet entretien.

A la lecture de Black boys, on a la sensation que vous avez voulu rapprocher davantage encore le lecteur de vos personnages que dans les précédents diptyques d’Airborne 44...

Philippe Jarbinet : Je ne crois pas y avoir pensé consciemment, mais comme cette histoire est basée sur la relation de deux personnages que tout, au départ, semble opposer, et que l’on en vient à explorer les racines de Virgil et Jared, ça me paraît logique. Je raconte plein de choses en périphérie de cette relation, mais c’est vrai que j’ai peut-être creusé un peu plus la psychologie des personnages principaux pour ce diptyque-ci, ce qui aboutit à ce que vous évoquez...

Votre album est sorti alors que débutait aux USA le procès du meurtrier de George Floyd. Etait-ce pour vous une nécessité d’aborder le racisme ?

PJ : J’évoquais déjà l’existence de bataillons composés de soldats noirs dans le tome 2, du moins dans le texte. Et depuis j’avais envie d’y revenir, d’expliquer davantage...  Le reste relève des hasards -tragiques- de l’actualité. Ce qui me dérange par rapport à ce type d’événement, c’est qu’aujourd’hui chacun se croit obligé d’avoir un avis, souvent formulé à la va-vite. Sans doute est-ce une conséquence de l’effet réseaux sociaux. Paradoxalement, à côté de cela, ce sont parfois les personnes les plus concernées qui prennent le temps et le recul suffisants pour émettre une opinion réfléchie et construite.

Pour ma part, le choix d’une thématique à laquelle consacrer une histoire n’est pas forcément clair au début de mon travail. Cela se précise plutôt en cours de route. Fondamentalement, une sujet, une idée doit me donner envie de m’asseoir à ma table à dessin. La réalisation d’un album constitue tout de même un travail de longue haleine, et sans envie, pour moi ce n’est pas possible. Pour ce diptyque-ci, je dirais qu’il existe un double sujet : le racisme et le rapport au père.

On pourrait presque y ajouter la musique, présente dès l’illustration de couverture...

PJ : Oui, le blues, la musique que j’aime et que j’écoute... Pourtant la musique est difficile à aborder en BD. En France, on a découvert le jazz après la première guerre mondiale, au Havre puis à Paris. Le père de Virgil y a joué dans les années 30’, ce qui explique ses liens avec la France. Parallèlement, cette musique n’arrivait pas vraiment à se faire connaître dans une Amérique ségrégationniste. Après la deuxième guerre mondiale, c’est une autre vague de musiciens qui est arrivée en Europe, particulièrement en France où ce sont les intellectuels qui se sont attachés au jazz et l’ont défendu. On peut repenser à l’histoire de Miles Davis et Juliette Gréco...  Les musiciens noirs étaient plus appréciés et mieux accueillis ailleurs que dans leur propre pays. Pour l’illustration de couverture, comme il les années 30’ avaient été marquées par la légende du blues Robert Johnson, j’ai mis une guitare identique à la sienne, une Gibson 1928, dans les mains de Virgil.

Vous évoquez le racisme dans Black boys. On parlait de l’affaire George Floyd. Quotidiennement on mesure les effets d’un autre phénomène, la cancel culture...

PJ : On a tous, à mon sens, une part de l’autre en nous, et la plupart des gens qui prônent la cancel culture sont sans doute plus racistes que moi ! Il s’agit d’un phénomène qui divise bien plus qu’il ne réunit. Par rapport à ce qui se passe, si on remettait le principe de l’album en question, je répondrais que je m’y suis autorisé. Je ne suis pas noir, je ne suis pas un bluesman, je ne suis pas musicien, mais je me suis autorisé à faire cet album, voilà ! (rires).

En guise de postface à Black Boys, vous vous penchez sur le cheminement de la série...et le vôtre. Pouviez-vous imaginer, à ses débuts, l’évolution d’Airborne 44 ?

PJ : Pas du tout, non, car l’éditeur chez qui je me trouvais alors m’avait d’office répondu qu’une histoire se déroulant pendant la seconde guerre mondiale n’intéresserait personne. J’ai eu la chance d’être écouté et accueilli par Arnaud Delacroix chez Casterman qui m’a proposé un véritable accompagnement. En même temps, ces événements de la seconde guerre mondiale m’avaient toujours intéressé et m’avaient même, dans une certaine mesure, donné envie de faire de la BD. Cette envie de savoir, de mesurer ce qui s’est passé dans cette région, ce qui a amené ces événements à se dérouler là et leurs conséquences est encore présente aujourd'hui. Je consacre moins de temps à la documentation car je bénéficie de l’aide de passionnés et de reconstituteurs, mais certaines rencontres, certains témoignages me fournissent une information qui conduit à une autre puis encore à une autre... C’est une quête permanente.

Le principe des diptyques pour Airborne 44 était-il présent dès le départ ?

PJ : Je n’avais pas envie de me lancer dans une série au long cours, mais e voulais pouvoir proposer des histoires construites, suffisamment développées, mais sans devoir passer cinq ans sur la même intrigue. Par rapport à cela, le choix de consacrer un "cycle" de deux albums à chaque histoire semblait le plus approprié.

Entamer cette série était aussi pour vous l’occasion d’aborder la couleur directe...

PJ : Inspiré par Gibrat et Hermann, qui représentent pour moi le sommet de cette technique. Foncièrement je suis un manuel, je me considère d’ailleurs  comme un artisan,j’aime beaucoup ça et je continue à réaliser tout à la main. Il n’y a pas d’ordinateur dans mon atelier...  Et comme de plus, aujourd’hui, pouvoir présenter matériellement des originaux n’est pas négligeable...

Black Boys bénéficie, comme un film, de sa bande originale intitulée Alvin’s blues. Comment ce projet s’est-il mis en place ?

PJ : En fait je me demandais si le texte de la chanson qui figure en planche 5 (page 7) était cohérent et pouvait être joué. Je l’ai envoyé à un ami musicien aux USA qui, pour me confirmer que ça fonctionnait, m’a envoyé une maquette en retour. Il ne pouvait pas y consacrer davantage de temps à ce moment, et j’ai contacté André Charlier, qui a vécu aux USA et est revenu vivra à Paris qui a été enthousiasmé et m’a proposé de l’enregistrer avec d’autres musiciens. La pandémie n’a pas simplifié les choses et comme la sortie de l’album approchait, c’est en mars, en une journée que six des huit titres qui composent Alvin’s blues ont finalement été enregistrés. Deux autres morceaux y ont été ajoutés. Je n’imaginais pas que ma demande de relecture aboutirait à cela, mais ça apporte une dimension différente à l’album.

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Pierre Burssens
21/04/2021