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Entretien avec Stephen Desberg

"Je ne veux plus me laisser enfermer dans un style ou dans un type d’intrigue ou de BD"

Linn est une voleuse surdouée. A Paris, de nos jours, elle s'empare d'un médaillon d'une valeur inestimable pour le compte du sulfureux Argonovitch. Il s'agit du médaillon du dieu Atin dont aucune représentation n'existait à ce jour. En essayant d'échapper à la propriétaire du joyau, Lynn traverse une porte et se trouve projetée dans un Paris parallèle, médiéval et menaçant, dans lequel l'Histoire ne s'est pas déroulée de la même façon.

En découvrant La voleuse, tome 1 des Rivières du passé (éditions Daniel Maghen) mis en image par le talentueux Yannick Corboz, on est surpris de retrouver le scénariste Stephen Desberg fort éloigné de ce qui semblait être son terrain de prédilection. Même la construction du récit démontre la volonté de l'auteur d'aborder autre chose autrement. Un choix étonnant mais totalement assumé, comme il nous l'a expliqué.

A la lecture de ce premier tome des Rivières du passé, on a presque l’impression de découvrir un autre Stephen Desberg, tant ce que vous nous proposez est différent de ce à quoi vous nous avez habitués...

Effectivement, mais j’avais vraiment envie, depuis quelques temps, de me renouveler. Je suis extrêmement reconnaissant envers ceux qui m’ont permis de développer des séries comme le Scorpion, IRS etc.  Mais au fil des ans, j’ai eu progressivement l’impression de tourner un peu en rond dans un style de récit précis. Ma crainte était que cette forme de lassitude gagne les lecteurs et les éditeurs en ne surprenant plus personne. Voici trois ans j’ai vraiment entamé une grosse remise en question par rapport à cela, en en discutant avec mes éditeurs.

Mon envie était de pouvoir écrire une histoire avec une pagination plus ouverte que celle des formats traditionnels, puis de pouvoir accorder ces éléments avec les qualités graphiques d’un dessinateur. Au Lombard c’était éventuellement possible dans la collection Signé, mais j’avais vraiment envie de m’ouvrir vers autre chose. En même temps, d’une certaine manière, c’était aussi renouer, avec plus de maturité, avec une façon de faire que j’avais pu expérimenter avec Marc Hardy pour Arkell (Dupuis), avec Will dans la collection Aire Libre, ou encore avec Johan de Moor chez Casterman voici bien des années...

Dès les premières pages de La voleuse on est plongé dans l’action, puis on perçoit peu à peu l'élaboration du récit...

Oui, c’est une grande différence et j’ai mis pas mal de temps à définir cet angle d’approche. Puis on découvre qui sont les personnages principaux, ce qui explique la situation, et une fois ceux-ci bien établis ils suivent leur rôle dans l’histoire...  En choisissant cette manière de faire, je pouvais, dès le départ, imprimer un rythme différent au récit, en faire ressortir certains éléments différemment en les accentuant ailleurs. De plus, ça convenait bien à la sensibilité du dessinateur Yannick Corboz avec lequel nous avons pu aborder des architectures de planches différentes, construites sur trois bandes, ou parfois sur deux pages, et ça valait vraiment la peine de conserver de grandes images.

En découvrant le dessin de Yannick Corboz, on y ressent du soin, de la précision, mais aussi beaucoup de spontanéité...

Pendant 20 ans, j’ai complètement contrôlé mon travail. Chaque élément devait se trouver précisément à sa place pour se plier au carcan des 46 ou 92 pages. En abordant le scénario des Rivières du passé différemment, j’avais envie d’y mettre plus d’émotion, davantage de moi-même. C’était important que le dessinateur puisse répondre à cela, en conservant de l’émotion dans le dessin. Chez Daniel Maghen, Vincent Odin qui adore les albums que j’ai réalisé avec Will, m’a parlé de Yannick Corboz comme d’un Will d’aujourd’hui, dont la sensibilité pouvait laisser s’exprimer beaucoup d’émotion dans le dessin. L’émotion est très importante, et même un peu de fragilité... Je pense donc que l’accord du récit et de l’image fonctionne, je vous laisse l’apprécier...

Comme dans le tome 2 du Lion de Judah (dessin Hugues Labiano - Dargaud) et dans le dernier tome du Scorpion (dessin Luigi Critone - Dargaud) tous deux récemment parus, vous abordez dans Les rivières du Passé un élément religieux, spirituel. S’agit-il de quelque chose qui vous attire particulièrement ?

La religion m’a toujours fasciné, ainsi que la manière de la vivre. Ma mère était très catholique, et m’a conduit à suivre mes études dans ce contexte. Mon père, lui, visitait les églises en s’intéressant à leur architecture. Donc ça m’a amené à me poser des questions.

Dans Les rivières du passé, on aborde le passage du polythéisme au monothéisme. On y a longemps vu un progrès de la civilisation, mais parallèlement, cela contribuait aussi à imposer une manière de penser exclusive.Ce sont des thèmes auxquels je réfléchis. On l’évoque dans Le scorpion, différemment dans Le lion de Judah avec les Fellachas... Dans tous les cas ces mutations correspondent à des périodes de fracture de l’Histoire, et ces sujets me passionnent depuis longtemps.

Vous évoquiez Vincent Odin, éditeur chez Daniel Maghen. On a l’impression que Daniel Maghen occupe une place un peu particulière dans le monde de l’édition, pouvez-vous nous en parler ?

Au départ Daniel Maghen est un galeriste tourné vers ce que j’appellerais un classicisme modernisé. En même temps c’est quelqu’un qui a l’amour du beau bouquin et qui peut défendre les dessinateurs à travers ses expositions. Vincent Odin est proche des auteurs, on lui parle d’une idée et il a envie de la faire mûrir. Il lit très bien un scénario, il est graphiste, porte la maquette de l’album et finalement, ça nous amène tous à être plus rigoureux, à vouloir aller le plus loin possible dans la réalisation de l’album, ça donne de la motivation. Je ne dis pas que ce n’est pas la même chose chez certains éditeurs avec lesquels j’ai travaillé, mais il est clair que l’on remet plus difficilement quelque chose en question quand il s’agit d’une série au long cours. Mais démarrer un projet avec de nouvelles relations aide aussi à se remettre en question. Je le constate également chez Grand Angle.

Lors d’une précédente interview vous nous aviez dit avoir davantage envie de vous tourner vers des cycles courts ou des one-shots. Tout ce changement contribue également à cela ?

Sans doute, mais ça s’inscrit aussi dans une tendance plus générale. Qu’apprécient les lecteurs actuellement ? Sont-ils encore prêts à attendre un an ou plus pour un épisode d’une série allant toujours dans la même direction avec une écriture stéréotypée ? On sait aussi que les éditeurs ne voient plus les choses comme avant. Dans ce contexte-là, peut-on encore imaginer un personnage récurrent susceptible de s’adapter à de multiples aventures ? Essayons plutôt un cycle court, et si ça fonctionne bien, pourquoi ne pas tenter de faire encore plus fort dans une deuxième histoire. Mais on avisera si...  Il s’agit aussi de réalisme commercial. Un album représente pour l’éditeur un très gros investissement, et des risques proportionnels. On doit aussi en être conscient. Les rivières du passé est prévu sous forme de diptyque Par contre, j’ai un autre projet avec Tony Sandoval chez le même éditeur pour lequel nous avions prévu deux tomes, et dans ce cas il s’agira finalement d’un beau gros bouquin de 130 pages...

C’est une surprise là aussi, l’univers de Tony Sandoval paraît tellement  différent du vôtre...

J’ai rencontré Tony Sandoval grâce à Pierre Paquet. Il possède un véritable talent graphique et son univers est fascinant. Lui aussi avait, à ce moment, envie de se tourner vers autre chose, mais les circonstances ont fait qu’il n’était plus possible de présenter ce projet chez Paquet. Or Daniel Maghen apprécie énormément le travail de Tony, et ce dernier possède une sensibilité assez extraordinaire...

Votre bibliographie démontre une grande fidélité à certains dessinateurs, parfois à travers plusieurs séries. Retrouverons-nous certaines de ces signatures associées à vos nouveaux projets ?

Oui, mais parfois tournées vers de nouveaux publics, comme vous le découvrirez progressivement dans les mois à venir. De mon côté, je ne veux plus me laisser enfermer dans un style ou dans un type d’intrigue ou de BD. D’autres choses me tentent, même davantage personnelles en explorant l’histoire de ma famille, mais tout cela viendra en son temps, et sans doute aurons-nous l’occasion d’en reparler.

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Pierre Burssens
17/02/2021