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Entretien avec Dany

"Je suis incapable de réalisme complet...mais je vais au charbon !"

Sur l'île normande de Chausey, une tempête inattendue fait chavirer le destin : celui de Paul, un homme déjà vieux sur le point d'en finir, et celui de Kristen, une jeune fille dont le bateau est venu se fracasser sur les rochers. Mais Kristen n'est pas là par hasard. Paul est un reporter-photographe connu pour sa série Terra et Kristen travaille pour l'éditeur qui attend la maquette de son nouveau livre. Un livre différent, plus intime, le journal d'une vie d'aventures amoureuses...confie l'artiste. Face à cet homme sans attache, qui se défend pourtant d'exhiber ses trophées, Kristen n'a pas dit son dernier mot. Elle porte la voix des femmes d'aujourd'hui dans l'antre du solitaire, homme d'une autre génération en voie de disparition.

On ne s'attendait pas vraiment à retrouver Dany dans ce registre intimiste souvent décliné en roman graphique, mais Denis Lapière a concocté  au dessinateur un scénario sur mesure qui lui était tout spécialement destiné. Dany y signe de très belles planches mettant en scène un (anti)héros auquel il prête ses traits. Avec Un homme qui passe, il renoue avec le style réaliste et fait son entrée chez Dupuis où il envisage déjà d'autres projets. Dany passait lui aussi par la Foire du Livre de Bruxelles où nous l'avons rencontré.

Dany, on ne s’attendait pas forcément à vous retrouver dans un tel récit. Comment est né le projet d’Un homme qui passe ?

Dany : Voici quatre ans, j’ai dîné avec Denis Lapière et il m’a dit avoir écrit une histoire pour moi et en pensant à moi quand il en imaginait le personnage principal. Il m’en a raconté les grandes lignes qui sont celles que vous retrouvez dans l’album. L’idée m’a plu, mais je lui ai demandé à m’impliquer dans l’écriture. Ainsi, quand je ressentais quelque chose différemment par rapport au scénario de Denis, je lui en faisais part en proposant telle ou telle modification, ce qui n’a posé aucun problème. Côté dialogues, il y a certaines choses que je préférais que le personnage central exprime à ma manière, c’était ok. Et puis, pour l’aspect voyages, j’ai choisi les destinations de Paul ce qui m’a permis de me servir de ma documentation et de me rappeler de jolis souvenirs de vacances. Denis a toujours été d’accord et finalement, dans ce travail entre copains, chacun a enrichi le scénario de son vécu personnel.

La rencontre entre Kristen et Paul est aussi une confrontation...

D : Oui, une confrontation entre deux manières de voir la vie, deux conceptions différentes pour deux générations, avec pour Paul une liberté qui n’existe plus aujourd’hui, suite à divers dérapages ou dérives. Ce que Paul a vécu peut paraître impensable pour les plus jeunes, ou du moins difficilement compréhensible. De plus, tout ce qui s’est passé depuis quatre ans, entre le point de départ d’Un homme qui passe et sa publication, a encore apporté un éclairage différent à cette histoire, et peut-être alimenté, de manière plus vive encore, certaines critiques.

Je pense à l’affaire Weinstein et au mouvement #MeToo, notamment. On risquait la condamnation du bouquin par certaines extrémistes, mais on n’a pas voulu en changer l’histoire en fonction de l’actualité. Nous avons notamment récolté quelques remarques quant à ce qui a été ressenti par certain(e)s comme une non-punition à la fin du récit. Nous ne voulions pas que l’on sache clairement comment allait agir Kristen... Mais il n’y a pas que des Weinstein non plus, évitons les amalgames dans un sens comme dans l’autre !

Vous avez choisi de prêter vos traits à Paul...

D : Disons qu’il me ressemble, oui, mais je me suis ajouté des cheveux... L’histoire le permettait, et puis Denis en avait fait quelque chose de tellement personnel vis-à-vis de moi... A certains moments, je me retrouve bien dans le personnage de Paul. Ma vie n’a pas non plus toujours été un long fleuve tranquille, mais moi je suis marié avec la même femme depuis 50 ans, tout de même...  Je pense que d'une manière ou d'une autre, c'est elle que je dessine, même si ça me fait râler quand certains me disent que je dessine toujours le même type de fille !

Cet album vous ramène graphiquement à un style plus réaliste, aviez-vous envie d’y revenir ?

D : Cela s’imposait, je n’imaginais pas porter cette histoire en images différemment. Pourtant, pour moi, ce n’est pas évident du tout de dessiner comme ça. Je suis incapable de réalisme complet, comme la pratiquent Hermann, François Boucq ou Mathieu Lauffray qui réalisent un boulot extraordinaire. Je suis conscient de mes limites, mais je vais au charbon ! Ici j’ai essayé de traiter les flash-backs dans un style plus proche du carnet de voyages. Quand je revois certaines planches, je me dis déjà que j’aurais voulu aller plus loin mais je reçois beaucoup de compliments pour le dessin d’Un homme qui passe et ça me rassure, je ne dois pas avoir trop mal travaillé.

La tempête spectaculaire qui ouvre l’album symbolise-t-elle les tourments de Paul, qui, en couverture, semble seul à y faire face ?

D: Les tourments peut-être, mais on peut aussi y voir les passions que l’on découvre lors de la lecture de l’album. Pour la séquence de la tempête, j’ai étudié la manière de faire de René Follet et Emmanuel Lepage et j’ai tenté, en toute modestie, de m’en rapprocher.

Un homme seul, armé, sous la pluie... Ca aurait pu être une couverture de polar ?

D : Peut-être... En tous cas elle interpelle, elle questionne et donne envie d’en savoir plus, et c’est l’un de ses objectifs.

Paul est photographe. Porter en images l’histoire d’un personnage qui est un homme d’images implique-t-il une approche particulière ?

D : Je ne me suis pas vraiment posé la question. J’aime beaucoup la photo, j’en fais beaucoup et j’ai été abonné à certains magazines de photographie qui, généralement, proposent des images formidables. Ici Paul est plutôt un reporter qui traite de l’empreinte de l’homme sur certains paysages. Comme un dessinateur dessine les gens qu’il rencontre en voyage, Paul les photographie, et il rencontre pas mal de femmes...  Je n’ai pas creusé beaucoup plus loin cet aspect, j’ai imaginé qu’il voyageait aux quatre coins du monde...

Retrouver votre signature sous le label Aire Libre, et donc chez Dupuis, malgré votre riche carrière constitue presque une surprise...

D : C’est vrai et ça me rappelle des souvenirs qui y sont indirectement liés. J’ai côtoyé de près Franquin, avec Tibet et Bob De Groot. J’allais jouer au billard dans un café, chez Bara, où je retrouvais Maurice Tilieux, Morris, Peyo. J’étais fier de ces amitiés, parce que je les admirais et que, d’une génération différente, ils représentaient ce que je voulais devenir. J’ai été magnifiquement accueilli chez Dupuis. J’y ai vraiment eu la sensation que tout le monde y travaille ensemble, et ce ressenti ne peut qu’entraîner l’ envie de donner le maximum, tant pour cet album que pour le Spirou de à venir.

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Pierre Burssens
12/05/2020