Auracan » Interviews » Entretien avec Paul Gastine et Jérôme Félix

Entretien avec Paul Gastine et Jérôme Félix

"Les cow-boys deviennent dès lors le symbole de l’archaïsme, d’un monde ancien que l’on veut oublier..."

 

L’époque des cow-boys tire à sa fin. Bientôt, ce sont les trains qui mèneront les vaches jusqu'aux abattoirs de Chicago. Accompagné de Benett, un jeune simplet de 20 ans, Russell a décidé de raccrocher ses éperons pour devenir fermier dans le Montana. En route, ils font halte à Sundance. Au petit matin, on retrouve Benett mort. Le maire préfère penser à un accident plutôt qu’à l'éventualité d'avoir un assassin parmi ses concitoyens et chasse Russell de son village. Mais le vieux cow-boy revient à la tête d'une bande d'Outlaws pour exiger la vérité sur la mort de Benett…

Paul Gastine et Jérôme Félix signent avec Jusqu'au dernier un  très beau western crépusculaire  à l’heure des derniers cow-boys. Une page qui se tourne pour les gardiens de troupeaux, mais un chapitre qui commence pour les auteurs qui répondent à nos questions.

Le choix de parler de la fin des cow-boys a-t-il été guidé parce qu'il s'agit d'un sujet rarement abordé ?

Jérôme Félix : Globalement, le western traite rarement des cow-boys.

Paul Gastine : Des vrais cow-boys, des vachers

JF : Il existe un film de Mark Rydell, du début des années 70', intitulé Les cow-boys avec John Wayne. Il y a beaucoup d’histoires mettant en scène des éleveurs mais le métier des cow-boys est rarement traité. Sans doute parce qu'il comporte finalement beaucoup de moments où il ne se passe pas grand-chose. Le travail des cow-boys est assez répétitif et donc, en soi, relativement peu propice à l’aventure.

PG : Vu ses difficultés, pourtant, on pourrait peut-être en faire un album, rien que sur un convoi parce que, entre les vaches qui se  fragilisent, les chevaux qui se blessent, les délais à tenir...


Jérôme Félix

JF : Et quand j’ai commencé à chercher de la documentation sur le métier de cow-boy, j’ai eu beaucoup de mal en trouver. En fait, je suis tombé sur un petit article qui disait que le métier de cow-boy comme on l'aborde n’avait duré qu’une dizaine d’années...

Ce qui parait court…

PG : Il a évolué pour devenir autre chose, sur des distances plus courtes. Les mecs ne trimballaient plus les vaches sur des longs trajets puisque les bêtes étaient transportées par le chemin de fer. Et c'est§ de cette mutation que ol'album parle.

JF : Les cow-boys ont été indispensables à la survie de l’Amérique puisque les colons qui partaient dans l’Ouest, il fallait les nourrir. Les récoltes n’étaient pas suffisantes, on n’avait pas encore suffisamment bien travaillé la terre. Il fallait donc nourrir les gens et on les nourrissait avec des vaches. Ces vaches, il fallait les déplacer, les conduire. Pendant dix ans, il a fallu des hommes expérimentés, capables de conduire des troupeaux de 1000 à 1200 têtes de bétail pendant 3 à 4 mois.

Avec l’arrivée du train,  les cow-boys se sont rapidement retrouvés sans travail. J’ai lu qu’ils avaient eu beaucoup de mal à se réadapter. Beaucoup ont sombré dans l'alcool, d'autres sont devenus pistoleros. D'une certaine manière, l’arrivée du train marque le début de l'ère moderne.  Avec le train arrive la civilisation, la loi. Les cow-boys deviennent dès lors le symbole de l’archaïsme, d’un monde ancien que l’on veut oublier. On s’est dits, avec Paul, que ce serait intéressant de construire une histoire à partir de là.

Comment abordez-vous la réalisation de l’album ? Le scénario évolue-t-il dans le temps, au fur et à mesure de la conception de la BD ? Vos méthodes de travail ont-elles évolué en quinze ans de collaboration ?


Paul Gastine

PG : On travaille de la même manière mais ça a tout de même évolué. Quand nous avons commencé à travailler ensemble, j’apprenais le dessin et Jérôme me storyboardait tout pour que je puisse me consacrer totalement au dessin sans avoir à réfléchir à des problèmes de mise en scène. Ca a rapidement évolué. Pour Jusqu'au dernier, Jérôme m’a parlé il y a très longtemps du scénario, et nous en avons beaucoup discuté avant d'en entamer la réalisation en tant que telle.

JF : Il n'y en a pas un qui écrit et l’autre qui dessine. On échange beaucoup pendant l'élaboration du scénario, notamment si j’ai des doutes... Paul me dit, par exemple qu'il préfèrerait dessiner telle ou telle chose plutôt que ce que je lui propose... Nous considérons le scénario comme un outil de travail qui va être remanié tout au long de la réalisation de l’album. Il s'agit d' une base de communication, pas du tout d'un document figé.  Nous accordons beaucoup d'importance aux personnages et finalement on les connaît par cœur. Dans Jusqu'au dernier, l’histoire a un peu changé mais pas les personnages. Il existe une logique dans le récit. Parfois, nous sommes confrontés à  des scènes qui fonctionnent du point de vue scénaristique mais pas du tout côté dessin. De toutes façons, si Paul ne sent pas telle ou telle séquence, on modifie le scénario en cherchant la meilleure formule à deux.

L'album est très rythmé, on a hâte d’en connaître le dénouement sans forcément s’attarder sur le dessin que l’on (re)découvre à la deuxième lecture...

PG : C’est un beau compliment car c’était l’effet voulu. Je ne cherche jamais à mettre le dessin en avant.  Le dessin doit servir le scénario, il faut que qu'il soit agréable à regarder mais il ne doit pas distraire le lecteur de l’histoire. 

JF : Paul est extrêmement modeste dans son dessin car à aucun moment, il ne profite du scénario pour se mettre en avant. Là où il va mettre son talent au service de l’album, c’est dans le jeu des acteurs. On s’était quasi interdit les cadrages compliqués dans cet album-là. Par contre, comme Paul ne dévoile pas tout son talent dans des scènes qui seraient gratuitement spectaculaires, il va travailler au millimètre les expressions et le jeu des acteurs, des personnages. Je pense que la grande force de ce livre, justement, est que les personnages ne sur-jouent jamais 

Les enfants Benett et Tom sont craquants, chacun à leur manière, les adultes féroces hormis l’institutrice. Ces contrastes sont-ils volontairement renforcés tant dans le scénario que dans le dessin ?

PG : Oui, ça été pensé… Tous les contrastes de comportement entre les adultes et les enfants ont vraiment été réfléchis. On en a beaucoup discuté avec Jérôme et au dessin, j’ai voulu renforcer ce contraste : les adultes sont burinés et finalement beaucoup plus faciles à dessiner que les enfants qui ont un visage lisse.

A propos du dessin, justement, quelles sont les techniques employées ?

PG : Storyboard, crayonné, nettoyage, encrage et couleurs... La formule classique... sauf que pour cet album-là, tout a été fait par ordinateur, de A à Z. J’ai cependant veillé à ce que l’aspect numérique se voie le moins possible ! Je ne tenais pas à ce que, lorsqu’on ouvre cet album, on dise ah,  philtre Photoshop !  Cela fait 15 ans que je tripote Photoshop et on se connaît bien maintenant.

Réaliser des planches sur feuilles de dessin, à l’ancienne ne vous titille pas ?

PG : Je me remets au traditionnel sur le prochain album, crayonné, encrage... Par contre, je vais continuer à utiliser l’ordinateur pour les phases préparatoires parce que ce serait bête de s’en passer. Il faut dire que c’est très difficile de revenir au papier après 3 ans de pur ordinateur. Il est clair que l’on s’habitue au petit bouton en haut à gauche qui permet d’annuler. Mais, je sais que je suis allé au bout de ce que je pouvais supporter de l’ordinateur. Il a ses avantages mais aussi ses gros inconvénients. Dès l’instant où l’on veut avoir un rendu du travail effectué, il faut imprimer... Sur écran, on n’a la notion de rien, même au niveau des couleurs ! Les couleurs sont toujours plus vives que ce que l’on va obtenir sur du papier.

JF : Il y a aussi une raison économique à ce choix,  car Paul a passé 3 ans à dessiner Jusqu'au dernier. Vous imaginez bien qu’économiquement, c’est catastrophique. Et là finalement, le retour au papier va lui permettre de vendre des originaux...pour pouvoir vivre un peu plus correctement… Nous avons tous été marqués par la déclaration de François Schuiten qui a dit qu’il n’avait plus les moyens de faire un album comme il le veut, de prendre son temps. Paul est dans cette école-là, il veut prendre du temps pour faire un bel album et si Schuiten n’y arrive pas, vous imaginez bien que pour nous qui n’avons pas son lectorat c'est encore plus difficile. Il faut absolument générer de nouveaux revenus. La vente d’originaux ne va pas permettre de devenir riche mais de nous donner du temps. D'autre part, y-a-t’il encore un lectorat pour ce genre d’album ? D'autant plus qu’on a habitué depuis quelques temps les lecteurs à un dessin plus rapide, plus jeté. Nous, nous avons signé un album à l’ancienne dont nous sommes très fiers, et nous l’assumons.

Vous avez réussi un fort bel album probablement promis à un bel avenir, en avez-vous conscience ?

JF : Ce qui nous a encouragé, longtemps avant sa sortie, c'est quand on a éveillé, par nos parutions sur le net, un réel engouement auprès des pros, ce qui nous a fait extrêmement plaisir. Le western connaît un regain d’intérêt avec de fort belles nouveautés. Regardez Undertaker ou le Lucky Luke de Mathieu Bonhomme qui est une tuerie absolue...  Nous, nous arrivons avec une première tentative dans le genre et certains nous comparent directement à ces titres ! Dois-je vous préciser que ça fait plaisir ?

                          Propos recueillis par Bernard Launois le 26 octobre 2019 lors du festival Quai des Bulles  

                                 Tous droits réservés. Reproduction interdite sans autorisation préalable.
                                                           © Bernard Launois / Auracan.com
                                           Visuels © Gastine, Félix / Bamboo Photos © Grand Angle / D.R.

                                                    Coordination éditoriale : Pierre Burssens

Partager sur FacebookPartager
Bernard Launois
18/11/2019