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Entretien avec Philippe Richelle et Jean-Michel Beuriot

Voltaire, plus actuel qu'on l'imagine...

Voltaire le culte de l'ironie  (Casterman) a sans conteste marqué la rentrée BD. Evocation vivante et moderne de ce précurseur des Lumières, son projet se trouvait depuis longtemps dans les cartons de Philippe Richelle et Jean-Michel Beuriot qui ont surpris leurs lecteurs en abordant cette époque plutôt qu'en poursuivant leur série Amours fragiles. A plus d'un titre, cette belle parenthèse est également marquée du sceau du changement, comme nous l'ont expliqué les auteurs rencontrés lors de la Fête de la BD de Bruxelles.

Qu’est-ce qui vous a amené à interrompre Amours fragiles pour vous consacrer à ce biopic de Voltaire ?

Philippe Richelle : Il s’agit d’une envie qui remonte aux années 2000’. A chaque fois que nous nous rencontrons, Jean-Michel et moi, nous nous penchons sur notre travail en cours, mais nous échangeons aussi des idées qui pourraient devenir des projets. L’envie de travailler sur les Lumières s’est imposée à ce moment en réaction à l’actualité. La société traversait une grande période de turbulences, avec les attentats etc et face à cela nous trouvions intéressant d’en revenir aux Lumières, au message fondamental de Diderot, Voltaire…  Nous avions alors envisagé de leur consacrer quelques albums, un cycle court, mais l’idée n’a pas été retenue.

En 2014, notre responsable éditorial a proposé un intermède à Amours fragiles et nous sommes revenus à ce projet, mais pour un album consacré à Voltaire. Celui-ci est apparu comme un précurseur des Lumières en France et la complexité de sa personnalité, pleine de contradictions, ainsi que sa vie romanesque donnaient réellement matière à un scénario.

En relatant l’affaire du Chevalier de la Barre et la prise de position de Voltaire par rapport à celle-ci, vous donnez au récit une résonnance très actuelle…

PR : Oui, car Voltaire met en cause l’intolérance et l’obscurantisme. Or, quand on constate certaines dérives graves, notamment aux USA avec l’affaire Snowden, on ne peut que s’interroger sur ce que représentent ces notions aujourd'hui.

Au dos de l’album, on peut lire que Voltaire suscite encore l’admiration autant que la controverse. Vous parvenez cependant à rendre le personnage attachant et à en rapprocher le lecteur…

Jean-Michel Beuriot : Il s’agissait d’une personnalité complexe. Voltaire venait d’un milieu roturier et rêvait de s’élever. Il est devenu l’ami des puissants mais en conservant un côté rebelle qui lui a quand même valu de passer 11 mois à la Bastille. D’autre part, la position sociale à laquelle il accédait lui permettait de propager plus facilement ses idées. Mais il restait très humain.

PR : Quand j’évoquais une personnalité pleine de contradictions, il faut savoir, par exemple que, pour l’époque, Voltaire investissait, faisait du business dirait-on aujourd’hui, avec des compagnies maritimes qui participaient notamment au commerce d’esclaves ! D’un autre côté, il pouvait faire preuve d’une générosité énorme, comme pour l’aménagement du domaine de Fernay. Il y avait cette ambivalence chez lui…

J-M B : Par contre, dans sa relation avec les femmes, il se distinguait également pour son époque. Pas de misogynie ou de machisme chez lui, mais un type de relation que l’on qualifierait de moderne, et beaucoup d’estime pour celles qui ont traversé sa vie.

Jean-Michel, un tel changement de sujet, par rapport à Amours fragiles, impliquait-il une approche graphique différente ?

J-M B : Au départ, je recherchais une tonalité différente, et une planche-test a été réalisée en ce sens. Puis, à force de recherches, j’ai choisi de m’inspirer de la peinture de l’époque. Je me suis tourné vers l’aquarelle afin de pouvoir restituer à la fois la finesse de la dentelle et les vêtements surchargés…

L’autre choix artistique a été de conserver uniquement le trait de crayon, pour sa délicatesse et sa finesse. Chaque case a été réalisée de manière indépendante. Les phylactères y ont été ensuite incrustés et les pages montées via l’informatique. Voir mon travail exposé au château de Fernay m’a procuré, vous vous en doutez, énormément de plaisir.

Et du côté du scénario ?

PR : Je disposais d’un plan du récit, mais j’ai relu des extraits de l’œuvre de Voltaire, certains textes drôles démontrant combien il pouvait avoir une plume acerbe, et j’ai pu apprécier une écriture finalement assez moderne et facile à lire. Une des difficultés à surmonter concernait les dialogues, puisqu’il fallait trouver le bon compromis entre des dialogues actuels et ceux de l’époque. Je crois d’ailleurs, plus globalement, et à tous points de vue, que cette recherche du bon équilibre est ce qui a conditionné toute la réalisation de l’album.

Combien de temps vous a demandé cette dernière ?

PR : Quatre ans, une année pour le scénario et trois pour le dessin…

Parmi d’autres éléments, les décors sont particulièrement soignés. Vous êtes-vous rendu sur les différents lieux de l’histoire ?

J-M B : Non, j’ai essentiellement travaillé d’après ma documentation. D’ailleurs le château de Fernay était en réfection jusqu’à l’an dernier, et j’ai été rassuré, lors d’une émission de radio, d’entendre son conservateur assurer qu’il n’y avait aucune erreur dans l’album par rapport à celui-ci. J’ai tenté de reconstituer chaque lieu comme il existait alors, en m’inspirant de peintures d’époque, ou de gravures comme ce fut le cas du pont où se trouve le fameux Christ au centre de l’affaire du Chevalier de la Barre.

A la lecture, on est logiquement surpris par l'ampleur prise par celle-ci, qui semble aujourd’hui presque disproportionnée…

PR : Elle a pourtant eu beaucoup de retentissement, à l’époque, comme deux autres affaires judiciaires, symptomatiques de la fin de règne de Louis XV dans lesquelles s’est investi Voltaire. Elle démontre aussi l’absurdité de l’intolérance, puisque l’Eglise condamne…mais délègue !

Un changement d’époque abordée, un changement de technique graphique…  Voltaire le culte de l’ironie pourrait-il vous conduire vers autre chose, vous donner d’autres envies ?

J-M B : Techniquement, c’est peut-être l’album qui me satisfait le plus, mais il a exigé beaucoup de temps et de prudence dans sa réalisation. Une erreur à l’aquarelle pardonne difficilement, mais sur les 800 et quelques vignettes que compte le livre, j’ai peut-être seulement dû en recommencer trois…

PR : Nous nous consacrons d’abord à terminer Amour fragiles, les tomes 8 et 9, ce qui nous permettra de laisser décanter cette expérience. La série est bien suivie, et les couleurs du tome 2 ont d’ailleurs été refaites afin de s’uniformiser avec les autres albums, et nous travaillons en pleine confiance avec la nouvelle équipe venue de chez Gallimard. On pourrait penser à Diderot ou D’Alembert pour suivre, mais le processus est long, et étant donné le marché, comme vous le savez, il est impératif de pouvoir sortir assez rapidement. Mais il est vrai que nous avions eu carte blanche pour Voltaire, ce dont nous avons été ravis…

                                           Propos recueillis par Pierre Burssens le 13 septembre 2019
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                                                                      Photos © Pierre Burssens

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Pierre Burssens
02/10/2019