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Entretien avec Gipi

"Chaque personnage a sa voix, son caractère,
mais ils ne me représentent pas..."

Alors que nous rencontrons Gipi (Gianni Alfonso Pacinotti), il vient de découvrir l'importante exposition qui lui est consacrée au Centre Belge de la Bande Dessinée, à Bruxelles. Cette rétrospective s'y tient jusqu'au 3 septembre 2017.

Parallèlement, ce jour-là, l'auteur, au style très original, réaliste sur le fond et expressionniste dans la forme, nous présente, en avant-première son nouvel album La Terre des fils (Futuropolis), aujourd'hui disponible en librairie. Un livre riche, conjuguant anticipation et initiation, évoquant ce que nous laissons en héritage, mais aussi une ode à l'amour, seul capable de faire changer le monde malgré les pires fléaux.

Cet épais roman graphique constitue un tournant dans la carrière de cet artiste multi-récompensé sur la scène du 9e art et protéiforme, Gipi ayant aussi, un temps, tâté du cinéma...

Vous venez de découvrir Gipi ou la force de l'émotion, l'exposition que vous consacre le CBBD, quelle est votre première impression ?

Je suis très heureux, l'endroit est magnifique et c'est un honneur d'y être accueilli de cette manière. L'exposition présente un bel aperçu de mon travail, à la fois par la sélection des planches qui la composent et par les textes qui accompagnent l'ensemble. Une exposition assez importante m'avait été consacrée à Gênes voici deux ans, mais elle accordait une plus grande place à mes illustrations et moins à la BD. Ici, ce sont mes bandes dessinées qui sont davantage mises à l'honneur. Mais je considère que ces deux aspects de mon travail sont aussi importants l'un que l'autre.

La Terre des fils, que vous nous faites découvrir aujourd'hui en avant-première, surprend à plus d'un titre par rapport à vos albums précédents...

Oui, j'ai voulu changer beaucoup de choses avec cet album. J'ai abandonné les couleurs, la voix off, j'ai travaillé de manière complètement différente parce que, quelque part, j'en avais assez de parler de moi, directement ou indirectement. La Terre des fils est une fiction, je pense qu'il s'agit d'une bonne histoire, et, en tous cas, en revoyant ce que j'ai fait jusqu'à maintenant, c'est mon album préféré. D'autre part, c'est aussi le livre qui m'a paru le plus difficile à réaliser, à la fois dans le dessin et le scénario, parce que justement j'ai arrêté de me regarder pour parler d'autre chose que ma vie.

N'est-ce pas un regard sévère sur votre bibliographie ?

Peut-être, mais j'y ai beaucoup réfléchi avant d'arriver à cela. Je pense que quand on construit quelque chose avec une dimension autobiographique, BD, film ou roman, inconsciemment, on espère rencontrer auprès du public un témoignage d'amour envers soi, plutôt qu'envers l'oeuvre qu'on lui propose. Quand j'ai réalisé cela, ça m'a gêné, et j'en suis venu à presque ressentir de la honte en feuilletant des albums plus anciens.

Mais tout artiste ne glisse-t-il pas quelque chose de personnel dans ce qu'il crée ?

Evidemment, et dans La Terre des fils il y a beaucoup de moi, il y a beaucoup de choses qui me tiennent à coeur, mais je n'y parle pas de moi à la première personne. Chaque personnage a sa voix, son caractère, mais ils ne me représentent pas. Le lecteur garde aussi plus de liberté, il peut aimer l'histoire, le bouquin, alors que dans le registre autobiographique, je lui demandais de m'aimer moi.

Revenir à un dessin au trait et abandonner la couleur rejoint-il cette démarche ?

Complètement. De plus, comme l'histoire a quelque chose de primitif, je voulais que la technique utilisée soit cohérente avec elle. Comment trouver ce côté primitif ? En choisissant d'abandonner au maximum les artifices, et donc en revenant au trait, à la base du dessin... Quant aux couleurs, je pense que l'histoire, d'une certaine façon, les induit. Elles n'étaient pas indispensables.

La couverture de l'album s'éloigne, elle aussi, de celles de vos précédents livres...

Je ne voulais pas qu'elle soit composée de manière traditionnelle. J'avais envie qu'elle représente le mystère, un des éléments centraux de l'histoire avec ce cahier du père qui, pour ses fils, est très mystérieux. À un moment, j'avais même envisagé un aplat noir, sans aucun titre, aucune mention. Mais c'était un peu extrême. Puis j'ai pensé à une couverture qui ne s'apparente pas à l'univers de la BD, mais qui relève plutôt du graphisme. J'en ai parlé avec un graphiste, et après une heure il m'a proposé un projet qui allait me servir de base pour la couverture. J'ai beaucoup aimé l'idée, mais la faire accepter par l'éditeur n'a pas été facile. En BD, on rencontre parfois des couvertures qui n'ont pas grand-chose à avoir avec le contenu de l'album, et je ne trouve pas cela juste.

Depuis quelques années, une nouvelle génération d'auteurs italiens apparaît chez nous, comment caractériser la BD en Italie aujourd'hui ?

Il y a beaucoup de bonnes choses qui sont publiées en Italie, mais le marché de la BD n'est pas comparable à la Belgique ou à la France. À côté des séries traditionnelles, on découvre des jeunes auteurs doués qui se distinguent dans le roman graphique, avec, parfois, des récits très forts. Mais les éditeurs découvrent seulement ce genre, et donc, en un ou deux tomes, on accumule rapidement du retard. Heureusement, certains agents commencent à se bouger un peu par rapport à cette situation.

À propos de La Terre des fils, peut-on parler, pour vous, de nouveau départ ?

Je l'espère vraiment. L'album n'a pas été facile à réaliser, mais j'y ai pris beaucoup de plaisir en ayant la sensation de mieux respirer que sur mes autres histoires. Actuellement, j'entame l'écriture d'un récit de science-fiction pour lequel je vais également mener pas mal de recherches côté dessin. De plus, j'ai vendu toutes les planches originales de mes albums précédents, et c'est d'ailleurs amusant d'en retrouver beaucoup ici, dans l'exposition... Mais chez moi, je ne dispose que de celles de La Terre des fils, un peu comme s'il n'y avait rien eu avant, et ça me fait du bien ! 

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Pierre Burssens
14/03/2017