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Entretien avec Roland Michon et Laëtitia Rouxel

« Nathalie Lemel est restée d’une puissance éthique irréprochable,
combattant dans le camp des parias de la terre,
victime déjà de la normalisation du monde. »


© Michon - Rouxel / Locus Solus

Que resterait-il de la Commune (1871) sans Nathalie Lemel et ses semblables, Louise Michel en tête ? À l’avant-garde des luttes de progrès, en des temps rigoureux, ces femmes ont envers et contre tout semé des graines sous la neige. Des graines appelées à germer bien des années plus tard…

Avec leur roman graphique Des graines sous la neige (éd. Locus Solus), Laëtitia Rouxel et Roland Michon narre l’étonnant destin d’une femme d’exception, Nathalie Lemel (1826-1921), pionnière du féminisme, militante de la première heure des droits humains et sociaux. Les auteurs ont répondu à nos questions...

Comment vous êtes-vous intéressés au destin de Nathalie Lemel ?


Roland Michon
vu par Laëtitia Rouxel

Roland Michon : Le personnage de Nathalie Lemel a traversé un siècle et quel siècle ! Elle naît sous la Seconde Restauration, vit successivement sous la IIe République, le Second Empire, la IIIe République, la guerre de 1870 contre les Prussiens, la Commune, la Première Guerre mondiale et décède à l’orée de la révolution bolchevique… Elle n’a pas été simple spectatrice de l’Histoire. Présente dans toutes les luttes des années 1860-1890, elle a connu pléthore de gens, de ceux qui nous intéressent encore aujourd’hui : écrivains, philosophes, artistes, hommes et femmes politiques. Elle a vécu des histoires qui sont devenues l’Histoire, a participé à l’avant-garde politique, intellectuelle et culturelle de son époque. Elle a été de toutes les batailles : clubs, premières grèves, premières organisations ouvrières et féministes, sociétés coopératives, barricades… C’est une personne dont la vie est encore entourée de mystères et d’oubli.


Laëtitia Rouxel
par elle-même

Laëtitia Rouxel : Lors de notre rencontre, Roland m’a confié l'ouvrage Nathalie Le Mel, une Bretonne révolutionnaire et féministe d’Eugène Kerbaul. À sa lecture, j’ai découvert une matière intéressante tant du point de vue historique que romanesque. Je suis fascinée par ces personnalités qui sont un exemple de dévouement. Cette période comptait des personnages prenant des positions révolutionnaires, sans doute parce qu’il y avait moins de désenchantement, moins de cynisme, plus de confiance en ce « mouvement ascendant » qui croit aux changements. Aujourd’hui, la posture révolutionnaire  a l’air d’être galvaudée. Du coup, on en réinvente une en prenant appui sur des périodes comme celle de la Commune. C’est aussi ce qui m’a plu en lisant l’histoire de Nathalie Lemel : ça résonnait tellement avec les actuelles révolutions arabes. Quand on s’intéresse aux personnes qu’elle a croisées, notamment Eugène Varlin, c’est incroyable de constater à quel point leurs idées étaient en adéquation avec ce qui se déroule en ce moment, comme la création d’un restaurant coopératif ou les systèmes de caisse commune. Dans notre album, nous mettons un passage du texte que Varlin avait écrit à l’époque, sur la nourriture saine à juste prix. En 2017, ne dirait-on pas bio et équitable ? Les causes féministes et sociales traversent en filigrane tout votre ouvrage.

« La vie de Nathalie Lemel résonne en archétype. Il y a chez elle de l’Andromaque dans son rapport aux hommes, de l’Iphigénie pour le sacrifice, du Phèdre et de l’Eurydice dans les tourments endurés.
Elle ajoute à cette liste un archétype qui va hanter les consciences machistes : la Pétroleuse. » 
Roland Michon


Des graines sous la neige, extrait © Michon - Rouxel / Locus Solus

Comment vous êtes-vous passionnés pour ces sujets qui bouleversent l’histoire contemporaine ?


Des graines sous la neige, essai de couverture
© Michon - Rouxel / Locus Solus

LR : Je suis touchée par ces questions depuis mes vingt ans. C’est une sorte de responsabilité citoyenne. Au quotidien, on ne peut pas fermer les yeux sur les problèmes d’inégalité : les salariés de Goodyear qui risquent la prison pour avoir défendu leurs droits ? Une femme qui fait une fausse couche chez Auchan, parce qu’elle n’a pas obtenu de repos malgré des signes de fragilité ? C’est un devoir de femme, mais aussi un devoir de citoyen : « Pas de devoir sans droit, pas de droit sans devoir. » Pour Nathalie Lemel, la cause féministe est très liée à la cause sociale. À l’époque, elles avaient tout de même obtenu l’égalité des salaires entre hommes et femmes, ce qui n’est pas toujours pratiqué aujourd’hui en France !

RM : Étrange vie que celle de cette Brestoise. Son père est un républicain qui participe activement à la vie politique. Nathalie se passionne très tôt pour la lecture et ses parents font des sacrifices pour la doter d’un niveau d’instruction peu répandu à l’époque en milieu populaire. Adolescente, elle vit et observe les manifestations en ville et la famine qui s’abat sur les campagnes, à travers le prisme que constitue le débit de boisson tenu par sa mère. À Paris, plus tard, Nathalie côtoie la misère des femmes du peuple. Elle s’insurge très vite contre la condition de « ces pauvres femmes travaillant 12 à 14 heures par jour pour un salaire dérisoire de 2 francs par jour ». Durant la Commune, les femmes de la classe ouvrière et quelques bourgeoises pré-féministes (le terme féminisme ne prend son sens actuel qu’à  la fin du XIXe siècle) et socialistes s’investissent sans compter, sacrifiant leur vie, leur santé à la cause. Le 18 mars 1871, le fameux Jour des canons, ce sont des femmes qui triomphent en se portant vers les soldats, en les poussant à lever la crosse et à fraterniser. Durant toute la Commune, nombreuses furent celles qui s’impliquèrent dans la lutte. Louise Michel affirme dans ses écrits que « plus de dix mille femmes, éparses ou ensemble, combattirent pour la liberté ». Ce n’est pas par hasard que calomnies, mensonges et légendes absurdes ont été accumulés sur leur compte. Plus que les communards, elles ont été salies, traînées dans la boue, insultées.

« Je crois énormément au militantisme des femmes.
Elles savent mutualiser leur énergie pour des causes justes. » 
Laëtitia Rouxel


Des graines sous la neige, extrait © Michon - Rouxel / Locus Solus

Un tel sujet nécessite forcément une importante documentation. Quelles ont été vos sources ?


Louise Michel (1830-1905)

RM : Essentiellement, des témoins qui ont vécu la Commune de l’intérieur. Jules Andrieu et ses Notes pour servir à l’histoire de la Commune. Chef du personnel de l’Hôtel de Ville de Paris pendant la Commune, il a fait fonctionner les cimetières comme les égouts, l’éclairage public comme la voirie. Jean Allemane et ses Mémoires d’un communard, un officier fédéré condamné aux travaux forcés qui évoque avec détails sa déportation au bagne de Nouvelle-Calédonie. Victorine Brocher et ses Souvenirs d’une morte vivante, une femme ambulancière qui exprime le point de vue du peuple, sa vie quotidienne, ses souffrances, ses colères, ses espoirs. Prosper-Olivier Lissagaray et son Histoire de la Commune de 1871, l’œuvre d’un communard, témoin et historien des faits qu’il a vécus. Louise Michel, évidemment, et son incontournable La Commune. Élie Reclus, auteur de La Commune de Paris au jour le jour, directeur de la Bibliothèque Nationale. Jules Vallès, auteur de L’Insurgé qui décrit les combats sur les barricades, la Semaine sanglante, les incendies, les massacres… Paris, dit-il, vu comme « une grande blouse inondée de sang ». Nous avons également visionné plusieurs films : La Commune d’Armand Guerra (1914), La Pipe du communard de Constantin Mardjanov (1929), La Commune, Paris 1871 de Peter Watkins (2000), Louise Michel, la rebelle de Sólveig Anspach (2008). Sans oublier Le Cri du Peuple, adaptation en BD par Jacques Tardi du roman de Jean Vautrin (2001-2004).


Des graines sous la neige, extrait © Michon - Rouxel / Locus Solus

LR : Roland dispose de nombreux livres sur la Bretagne, des trésors qu’il m’a prêtés. En ce qui concerne le bateau la Virginie, il m’est arrivé une aventure assez incroyable. Je cherchais à avoir quelques photos de ce bateau, mais il y en avait très peu. Puis j’apprends qu’il en existe une maquette et je m’aperçois qu’elle se trouve dans la ville où je viens de m’installer. Ce n’est pas une vulgaire maquette, mais la réplique navigable du bateau utilisée au XIXe siècle par les apprentis marins au Jardin du Luxembourg, un très bel objet de collection que son propriétaire a bien voulu me montrer. Pour Paris et les différents lieux clés où Nathalie Lemel a vécu, milité, travaillé nous nous sommes rendus sur place. On avait l’impression de marcher bras dessus bras dessous avec elle, toujours pour la réincarner. Roland a mis en place ce parcours, avec des indications données par l’association parisienne Les Amies et Amis de la Commune de Paris 1871.


Des graines sous la neige, extrait
© Michon - Rouxel / Locus Solus

Mettre en scène des personnages ayant réellement existé n’est sûrement pas chose aisée pour les auteurs de fiction que vous êtes…

LR : Pour ma part, c’est la première fois. En tant que dessinatrice, je suis assez mauvaise portraitiste, ça m’intéresse peu en fait. J’ai dû fournir un gros effort pour imaginer le visage de Nathalie sous tous les angles, à partir des deux photos d’elle existantes. Ça a été très laborieux… Par contre, ce fut très intéressant d’imaginer ce qui avait pu se passer dans sa vie alors que nous n’avions que très peu de sources.

RM : Notre travail n’est pas une biographie stricto sensu, car nous voulions nous permettre tous les points de fuite possibles afin de saisir ce personnage dans sa complexité. Ce n’est pas non plus un livre historique dans la mesure où notre personnage est la scène même sur laquelle il évolue. Par contre, nous avons veillé à intégrer une variété de styles et de modes narratifs, du cinéma au chromo, en passant par les images graphiques, références à l’illustration, la peinture, la photographie et le cinéma naissant – de François Hippolyte Lalaisse à Dziga Vertov – fidèles en cela à la variété des situations, des lieux et des époques que traverse Nathalie. Il existe aussi certaines lignes telluriques dans le récit, comme celle concernant les médias : affiches, télégraphe, photo, cinéma… Ou encore le rapport que Nathalie entretient avec les livres. En filigrane également, la diversité des langues : français, canaque, breton, hongrois, gallo, alsacien, anglais… Nous avons voulu écrire une sorte de « Vie des Saints laïques » pour les nouvelles générations.


L'une des 2 seules photos connues
de Nathalie Lemel (1826-1921)

Quel est ce film dont le tournage constitue le fil conducteur de l’album ?

LR : En 1914, Armand Guerra a tourné, en muet et en noir et blanc bien sûr, un film sobrement intitulé La Commune. On a vu ce 19 minutes à la Cinémathèque, un moment inoubliable car on y aperçoit Nathalie Lemel à 88 ans !

RM : Pour moi qui viens du cinéma, l’occasion était trop belle de réutiliser ce tournage afin de construire autour des séquences en flash-back. Cela permet d’imaginer l’émotion toujours intacte de Nathalie à l’évocation des souvenirs. Cela suggère aussi la place prise dans les imaginaires, presque cinquante ans plus tard par les luttes des années 1860-1870.

Pour ce qui est du graphisme, quelle a été votre méthode de travail ?

LR : Dès le départ, nous avions défini trois périodes dans la vie de Nathalie Lemel : la Bretagne, Paris et la déportation. Toutes ces périodes ont leur gamme chromatique et leur graphisme. Il y a même des nuances à l’intérieur des trois parties, ainsi les couleurs de Quimper sont différentes de celles de Brest. J’ai opté pour un aspect crayonné naturaliste pour la Nouvelle-Calédonie et des couleurs plus flamboyantes. Pour la partie Commune, j’ai rendu le crayon plus énergique, avec des tons principalement rouge et noir. Concrètement, j’ai utilisé trois crayons : la palette graphique pour la Bretagne, un crayon fin Rotring qui fait de beaux noirs pour Paris, et enfin, le crayon de bois pour la Nouvelle-Calédonie. Pour les scènes avec Armand Guerra, j’ai aussi utilisé le crayon de bois mais recontrasté au maximum à l’ordinateur, l’idée étant de donner un aspect « grain » comme sur une vieille pellicule de film, en noir et blanc bien sûr.

« J’ai eu envie de dessiner cette femme aux yeux de l’Histoire, la réincarner pour qu’elle y retrouve une place légitime, plus importante que celle qu’elle a eue pour l’instant. Et pour cause, l’Histoire est souvent écrite par des hommes pour des hommes… » 
Laëtitia Rouxel


Des graines sous la neige, extrait
© Michon - Rouxel / Locus Solus

Le titre de votre roman graphique est fort intrigant. Quelle en est la signification ?

RM : Il est emprunté à Kristin Ross qui est professeure de littérature comparée à l’université de New York. « Des graines sous la neige » est le titre d’un des chapitres de son dernier ouvrage intitulé L’Imaginaire de la Commune, paru en 2015. On y retrouve des gens que nous avons appris à croiser régulièrement : Reclus, Lafargue, Malon, Pendy, Morris, Kropotkine, etc. Kristin Ross montre que si Commune et République universelle représentent les deux fondamentaux de l’imaginaire politique de la Commune de Paris, cet imaginaire s’étend bien au-delà du politique dans l’art, la littérature, l’éducation, le rapport au travail… et qu’il a continué à être porté par les rescapés de la Semaine sanglante. « Ces vagabonds socialistes, sans sou ni maille, enfuis vers la Suisse, Genève ou Lausanne, qui ont conservé leurs idéaux, comme “les graines sous la neige” prêtes à germer à nouveau. » On aimait aussi ce rapport que l’on établissait avec Le Temps des cerises, les cerisiers en fleurs, les pétales…

LR : Le titre ressemble au proverbe mexicain : « Ils ont essayé de nous enterrer, sans savoir que nous étions des graines. » J’aime cette dimension poétique qui est plus juste qu’un simple titre comme Nathalie Lemel, féministe et communarde par exemple. Il y a une vraie ambition de faire résonance avec l’actualité, ça sonne Printemps arabe, renouveau, resurgissement… J’aime les graines, ne serait-ce que par leur capacité à rester en dormance, pour repousser un jour. Il y a un côté magique et plein d’espérance aussi. 


Des graines sous la neige, extrait © Michon - Rouxel / Locus Solus

À qui destinez-vous et dédiez-vous cet ouvrage ?


Des graines sous la neige, extrait
© Michon - Rouxel / Locus Solus

LR : Aux femmes, surtout celles que la grande Histoire n’a pas jugé utile de retenir, non pour la gloire, mais simplement pour reconnaître leur rôle tout aussi influent que celui des hommes dans la société. Ce mutualisme est leur force. Les femmes savent s’organiser pour des causes très altruistes, comme récemment la Marche des Femmes organisée au lendemain de l’élection de Trump. De manière plus particulière, je dédierais cet album à Claudine Rey, auteure de la préface, qui nous a conseillés sur plusieurs aspects historiques, à Nathalie Boutefeu qui a incarné Nathalie Lemel au cinéma et qui signe la postface, à Kristin Ross qui a donné son accord pour le titre… À Eugène Varlin dont les textes m’ont énormément touchée, qui est lui aussi un oublié de l’Histoire comme beaucoup d’acteurs de la Commune. Et à Nathalie Lemel qui était à nos côtés pendant toute cette aventure !

RM : À tous ! Omnia sunt communia selon l’expression latine signifiant « Tout est commun » ou « Tout est à tous » qui fut, au XVIe siècle le cri de ralliement des rebelles de la Guerre des gueux. Et à tous ceux qui pensent « qu’il est temps de considérer la Commune non seulement comme un primitivisme révolutionnaire dépassé dont on surmonte toutes les erreurs, mais comme une expérience positive dont on n’a pas encore retrouvé et accompli toutes les vérités » comme l’ont formulé Guy Debord et Raoul Vaneigem.

Que laissera Nathalie Lemel dans l’Histoire ?

LR : Avec d’autres, Nathalie a su mettre en place des outils pour une meilleure justice sociale. Je crois que nous pouvons prendre appui sur ces exemples pour construire le monde de demain. Elle laissera l’image d’un engagement entier, que d’autres appelleront radical. J’ai le plus grand respect pour cette intégrité qui, à mon sens, peut réellement changer la donne, puisqu’elle s’inscrit dans un temps long nécessaire à des changements profonds. C’est un vrai exemple !


Des graines sous la neige, extrait © Michon - Rouxel / Locus Solus

RM : Avec ses semblables, elle a jeté les bases de l’éducation populaire, du droit au savoir et à la connaissance, du mutualisme que l’on nomme aujourd’hui économie solidaire, du syndicalisme, du féminisme. Nathalie Lemel n’attendait rien de sa révolte, ni une place, ni de l’argent, ni le pouvoir, elle n’avait pas de plan, pas même une revanche à prendre. Ses espérances, comme celles du peuple, étaient toutes de sentiments : rien d’autre que de voir émerger un monde nouveau et d’y participer. C’est une femme qui a voulu faire de sa vie, de la vie, autre chose qu’une simple survie.

« Nathalie Lemel est véritablement une insurgée,
bien plus qu’une révolutionnaire. » 
Roland Michon  


Des graines sous la neige, extrait © Michon - Rouxel / Locus Solus

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