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Entretien avec Hervé Tanquerelle

"C'est en lisant les aventures de Tintin que j'ai appris la grammaire et le vocabulaire de la BD"

Pour Groenland Vertigo (Casterman), Hervé Tanquerelle puise dans ses souvenirs et son expérience. Invité à participer à une expédition au Groenland après la publication de l’adaptation en BD des nouvelles de l’écrivain danois Jorn Riel (Scén. Gwen de Bonneval), l’auteur aurait pu signer un album-reportage. Mais il a choisi la fiction, pleine d’humour, emmenant Georges Benoît-Jean, dessinateur maladroit et angoissé dans une aventure picaresque rappelant immanquablement l’univers de Tintin. Un premier album solo particulièrement plaisant qu’Hervé Tanquerelle évoque pour nous.

Comment en êtes-vous venu à opter pour la fiction avec une base de travail aussi riche ?

HT : J'avais effectivement ramené un maximum de photos, de dessins réalisés sur place, de films et quand je suis rentré, j'ai mesuré que j'étais à la fois ravi et frustré. Frustré car je n'avais pas pu communiquer suffisamment en profondeur avec mes compagnons de voyage. Ceux-ci parlaient danois et couramment anglais. Mon anglais était insuffisant et...je ne parle pas danois. J'avais le sentiment dêtre passé à côté de pas mal de choses, et je ne me voyais pas faire de cette expérience une BD type reportage ou carnet de voyage...  Ma documentation m'a donc servi pour le tome 3 des Racontars (Un petit détour et autres racontars – scén. Gwen de Bonneval – Sarbacane ndlr) avant de rejoindre les souvenirs. Finalement, c'est après avoir évoqué ces souvenirs 3 ans plus tard, lors d'une interview, que Gwen de Bonneval et Brüno m'ont convaincu que je disposais là de tout le matériel pour construire une fiction. Personnellement, je ne m'en étais jamais rendu compte.

Certains de vos dialogues sont en danois ou en allemand, désiriez-vous que le lecteur se retrouve, en quelque sorte, à votre place ?

J’aurais voulu appliquer ce principe davantage, mais je n’avais pas envie que le lecteur se retrouve noyé dans un lexique trop copieux. Et pour Jorn, par exemple, ce n’était pas possible. Mais personnellement, pendant l’expédition, par moments j’avais la sensation d’être vraiment perdu par rapport à une langue très complexe et que je ne comprenais pas. Parfois tout le monde se marrait, et moi j’étais…ailleurs ! Frustration ! Heureusement, mes compagnons étaient bienveillants envers moi.

En même temps, vous renouez dans Groenland Vertigo avec le ton des Racontars  de Jorn Riel, est-ce quelque chose que vous recherchiez consciemment ?

Pas vraiment. J'avais à l'esprit le Hergé de l'Etoile Mystérieuse, parce que cet aspect m'avait accompagné pendant toute l'expédition. Mon envie initiale se trouvait de ce côté, mais la proximité de ce que vivent mes personnages avec les nouvelles de Jorn Riel m'est apparue après.

Comment avez-vous introduit les références à Tintin dans la construction de votre récit, peut-on parler de la recherche d'un juste dosage ?


Non, ça s'est fait de manière empirique. Groenland Vertigo est le premier album pour lequel j'assurais le scénario et le dessin. Au début, le récit partait un peu à droite et à gauche, et je l'ai précisé progressivement. J'avais mes intentions de départ, mais je devais trouver mon rythme, en quelque sorte. J'ai bénéficié des conseils de Gwen de Bonneval, Cyril Pedrosa et Fabien Vehlmann sur les premières moutures, puis j'ai élaboré l'histoire plus précisément. Les références à l'univers de Tintin sont pour la plupart apparues en cours d'écriture. Je savais que je voulais rapprocher mon dessin d'une sorte de ligne claire, le reste s'est fait progressivement, et ça m'a beaucoup amusé de glisser ces clins d'oeil, plus ou moins évidents pour le lecteur. Je peux ainsi vous confier que certains noms de personnages, danois, rappelleraient eux aussi les aventures de Tintin s'ils étaient traduits en français. Vous pouvez vous amuser à vérifier cela avec un dictionnaire Danois-Français...

On vous situe dans une forme de BD moderne, actuelle, et pourtant vous rendez hommage à un classique incontournable...

Mais c'est en lisant les aventures de Tintin que j'ai appris la grammaire et le vocabulaire de la BD, ça s'est inscrit en moi. Et comme j'adopte différentes formes de dessin, ça m'amusait d'essayer de m'approcher de la ligne claire, sans essayer de « faire du Hergé », je le précise. Je ne voulais pas non plus m'imposer une contrainte trop forte, mais entreprendre quelque chose de différent de ce que j'avais fait jusqu'à maintenant.

Doit-on y voir la liberté d'un album réalisé en tant qu'auteur complet ?

Oui, parce que ça représente beaucoup de travail mais que le but est tout de même de se faire plaisir. Collaborer avec un scénariste implique certaines contraintes. Là, j'en ai défini aussi, mais je me suis fait plaisir dans plein de choses. Il a fallu longtemps pour voir exactement vers quoi je voulais aller, mais ensuite ça a bien avancé, avec une sorte de force tranquille...

Graphiquement, le rendu de Groenland Vertigo est très particulier, vous y associez plusieurs techniques...

Je privilégie un dessin typé « ligne claire » pour mes personnages en le combinant avec des lavis pour les décors. Ensuite je travaille beaucoup sur ordi. Isabelle Merlet se charge des couleurs et elle parvient à  coloriser certains gris. La technique qu'elle utilise est assez complexe, mais j'aime beaucoup le résultat, je trouve qu'il a un côté un peu organique.

Vous avez choisi d'accorder une page complète à une image qui pourrait être un tableau de peinture...

Le coucher de soleil avec le bateau et le derrick construit sur l'iceberg...oui, car d'une part il s'agit d'un moment important de l'histoire, assez symbolique, et je voulais aussi que l'on puisse retrouver et apprécier cette lumière, qui, elle, fait partie de mes souvenirs du voyage. J'ai confié de nombreuses photos à Isabelle pour qu'elle puisse s'en inspirer pour ses couleurs, et je n'avais aucune crainte quant au résultat. Elle est douée...et rapide !

Pour en revenir au récit, parmi les passagers de l’Aurora, on découvre un artiste contemporain, Ulrich Kloster, et son assistant Olaf, deux personnages pour le moins pittoresques…

J’ai poussé la caricature très très loin, mais il fallait amener un peu de tension dans l’histoire, avec un « méchant ». Quant à Olaf il est pieds et mains liés ! Ca fournit une matière intéressante pour le scénario. C’est l’occasion d’évoquer l’égo de certaines célébrités. Ulrich a un projet démesuré, ça rappelle un peu le film Fitzcarraldo… L’idée du derrick sur un iceberg correspond aussi à certains personnages qui se disent défenseurs de l’humanité, qui inscrivent leur œuvre dans ce sens, mais qui eux-mêmes, submergés par leur égo, font preuve de... très peu d’humanité ! Mais n’y voyez pas un procès de l’art contemporain, j’apprécie certains de ses acteurs et leurs créations. Et j’ai découvert que quelques œuvres avaient effectivement été installées sur des icebergs.

Mais le derrick, c’est un symbole…

Oui, mais il correspond aussi à des envies graphiques, comme les combinaisons jaunes que portent les personnages dans une séquence…  C’est plutôt sympa à dessiner. Et Ulrich et Olaf peuvent aussi se rapprocher des personnages secondaires de Tintin. Hergé les campait remarquablement, il introduisait fréquemment l’humour par ceux-ci, et encore une fois tout ça m’a nourri quand j’étais môme.

Ce premier album solo en appelle-t-il d’autres ?

L’expérience me tentait depuis très longtemps et ça m’a ravi. J’espère pouvoir remettre ça. Ce ne sera pas dans l’immédiat, car j’ai trois albums en préparation pour Dupuis, avec Gwen de Bonneval et Fabien Vehlmann au scénario. Mais ça me permettra de préparer le terrain, et poursuivre avec le héros de Groenland Vertigo, Georges Benoît-Jean ne me déplairait pas.

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Pierre Burssens
24/01/2017