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Entretien avec Jose Luis Munuera

« Je privilégie un dessin qui "vit",
je ne recherche pas l'exercice de style »

Si la déjà riche carrière de Jose Luis Munuera a incontestablement été marquée par l’humour, la grande aventure y a aussi eu sa place, avec, notamment, quatre albums de Spirou et Fantasio scénarisés par Jean-David Morvan.

Le dessinateur a ensuite exploré des univers plus sombres, à travers Le Signe de la lune (avec Enrique Bonet), Fraternity (avec Juan Diaz Canales) et Sortilèges (avec Jean Dufaux). Pour Les Campbell, il réalise une synthèse de ces expériences débouchant sur une grande aventure familiale de piraterie dont la complexité se révèle progressivement au fil des épisodes.

L’Or de San Brandamo, quatrième album de la série, est sorti tout récemment, et l’occasion était belle de rencontrer le dessinateur espagnol de passage au siège des éditions Dupuis.

Comment sont nés Les Campbell ?

Ca a démarré comme un jeu. Frédéric Niffle m'avait demandé une histoire de pirates pour Spirou. J'ai réalisé une histoire courte, puis une autre, puis une autre qui, peu à peu se sont articulées comme autant de chapitres d'un ensemble plus vaste. J'ai développé un fil conducteur, et chaque histoire courte, chaque chapitre des albums, constitue une pièce d'un puzzle narratif que l'on découvre au fur et à mesure. Les Campbell sont un mélange de comédie de situation et de grande aventure, mais avec une dramaturgie proche du polar. Dans le polar, un enquêteur découvre généralement le passé des personnages à partir de différents indices, et pour Les Campbell on procède un peu de la même manière. On s'intéresse à une situation donnée, et on découvre tout ce qui a conduit à cette situation.

Certains chapitres des albums précédents avaient été publiés dans Spirou en même temps que des épisodes de La Famille Pirate de Fabrice Parme et Aude Picault...

C'était un peu ennuyeux, mais les deux séries sont très différentes. Pour Les Campbell, l'idée de la famille est, finalement, très raccord avec le journal, qui n'a pas une cible très précise. Les personnages plus jeunes amènent les gags, les ados une histoire d'amour, les adultes quelque chose de plus crépusculaire... Tout ça a sa place dans l'univers de la série, et les personnages ont gagné en épaisseur d'un épisode à l'autre.

Cette histoire aurait-elle pu se dérouler dans un autre contexte que celui de la piraterie ?

Sans doute, mais cet univers de corsaires, de batailles navales est agréable à explorer et offre, mine de rien, pas mal de possibilités.

Quand on découvre la série, on a la sensation de se trouver dans une BD classique, mais avec un élément très actuel... Pouvez-vous nous en dire plus ?

Il y a l'élaboration de la série qui s'est faite progressivement, dont je vous ai parlé. Mon dessin est lui, je pense, très classique graphiquement. Je ne suis pas avant-gardiste et les sources franco-belges qui m'ont influencé sont très faciles à identifier. Par contre, pour le scénario, j'ai essayé d'intégrer de nouveaux systèmes narratifs que l'on retrouve notamment dans les séries télé. Il y a de nombreux personnages, chacun a son histoire, le scénario n'est pas linéaire et demande un effort du lecteur pour comprendre l'ensemble. Mais attention, ça reste une BD tous publics de divertissement !

Qui intervient au sortir de deux projets plus sombres, Fraternity et Sortilèges

Oui, il y avait une part d'humour dans les deux, mais c'était très différent, et même du côté du dessin, j'ai pu aller vers quelque chose de plus humoristique, de plus « uderzien » avec Les Campbell.

Votre bibliographie compte des réalisations en solo comme des collaborations avec un scénariste. Avez-vous une préférence pour l'une ou l'autre de ces formules ?

Pas vraiment. Certaines rencontres vous influencent, le hasard aussi. Travailler avec un scénariste m'amène parfois à aborder les choses différemment. Si on compare deux séries humoristiques,Walter le Loup, que j'ai réalisé seul, et Merlin avec Joann Sfar, on mesure qu'il s'agit de deux formes d'humour différentes. De manière plus générale, ce qui m 'étonne et m'intéresse toujours, c'est la synergie qui se crée sur la planche entre le scénario, le dessin et les dialogues. C'est à ce moment-là que les choses se mettent en place et que les personnages endossent véritablement leur rôle, comme lors de la mise en scène au théâtre...

Inferno, le premier tome de la série, est sorti début 2014. L'Or de San Brandamo, quatrième album, vient d'être publié. Il s'agit d'une cadence relativement rapide...

Aujourd'hui, à mon sens, cela fait partie du respect du lecteur. Sa patience a diminué avec l'accroissement de la vitesse de transmission de l'information, mais au-delà je pense qu'il faut donner au lecteur l'assurance d'aller quelque part. Je ne suis pas un grand amateur de séries-fleuves, et cette façon de fonctionner correspond à ma logique de travail assez rythmée. Je dis parfois que je me considère comme l'un des derniers « classiques », c'est-à-dire pas comme un « auteur » mais comme un « entertainer », ce qui demande une certaine rapidité d'exécution. Tous les anciens ont cherché à être productifs. Prenez Milton Caniff, il a créé un système graphique qui donne l'apparence du réalisme mais qui, à l'analyse, n'est pas réaliste. Mais à l'époque, il devait tenir le rythme : un strip quotidien et une page complète le dimanche. Il est nécessaire d'être productif, et cela exige une logique graphique. On doit pouvoir offrir un plaisir plastique au lecteur, mais associé à une dynamique narrative. C'est pourquoi je privilégie un dessin qui « vit » et je ne recherche pas l'exercice de style. Et cette énergie comporte en elle une forme d'expressivité.

On sent aussi que vous vous amusez avec Les Campbell...

Bien sûr, le contraire serait dommage alors qu'il s'agit d'une comédie. J'ai de l'affection pour mes personnages, le ton est relax, certains gags semblent venir spontanément...  Le côté « famille » m'amuse aussi, Campbell dépassé par toutes les femmes qui l'entourent... C'est un peu autobiographique, j'ai une épouse et trois filles à la maison... et parfois je me sens moi aussi dépassé !

Les couleurs de Sedyas caractérisent également la série...

Les couleurs sont aujourd'hui bien plus importantes qu'autrefois, elles représentent souvent un premier contact avec l'album pour le lecteur et jouent, par rapport à l'histoire, le même rôle que la musique dans un film. Avec Sedyas, j'ai trouvé quelqu'un qui comprend ces enjeux graphiques et narratifs. Il habite Bilbao, moi Grenade, on correspond par le web mais je ne suis pas très directif et quand il me montre son travail, je suis toujours très agréablement surpris. Il a construit ses palettes au fur et à mesure des albums et il apporte à l'histoire quelque chose qui va bien au-delà d'une simple « mise en couleurs ».

On apprend au dos de L'Or de San Brandamo qu'il s'agira d'une histoire en 5 tomes. Doit-on parler de la conclusion de la série ou de la conclusion d'un cycle ?

L'histoire se terminera dans le prochain album, mais on pourrait imaginer de continuer, avec, peut-être, les enfants qui ont grandi. Pour le moment, on parle de la fin de l'aventure. J'espère qu'elle pourra être relue, peut-être comprise différemment, car les personnages se sont révélés plus complexes au cours de l'histoire. Ils possèdent différentes facettes, ils ne sont pas totalement bons ou mauvais, pas totalement idiots ou brillants... Et ça a été un de mes grands plaisirs de développer ces caractères, afin qu'ils puissent accompagner le lecteur. L'aventure est, quelque part, un prétexte pour les faire vivre.

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Pierre Burssens
05/07/2016