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Entretien avec Matteo

"Si on se trompe en dessinant Venise, ça se voit !"

Née des flots, Venise semble condamnée à y sombrer à nouveau. La Venise du XIVe siècle connaissait déjà son destin, écrit dans les prédictions de Dante : elle n'échappera pas à la malédiction que Marina, la fille du Doge, a proférée contre elle. Trahie par les siens, celle-ci s'associe à ses anciens tortionnaires, pour se venger de la Sérénissime. La malédiction est en marche... 

Entre le XIVe siècle et la ville d’aujourd’hui, Zidrou et Matteo nous proposent une aventure historique mâtinée de thriller et de fantastique. Remarquée dès la sortie de son premier tome, Marina livre peu à peu ses mystères pour mieux poser d’autres énigmes dans un décor fascinant. La récente publication de Razzias, troisième album de la série, était l’occasion de l’évoquer avec son dessinateur, Matteo Alemanno, qui habite depuis 30 ans dans la cité des Doges.

Comment s’est mise en place votre collaboration avec Zidrou pour Marina ?

Nous avions déjà travaillé ensemble sur Mèche rebelle, devenu ensuite ProTECTO. Entretemps, j’ai réalisé deux one-shot avec Alcante, mais l’envie de refaire quelque chose avec Benoît (Benoît Drousie, alias Zidrou ndlr) était toujours dans l’air. Nous en avons discuté et il m’a demandé ce que j’aurais envie de dessiner. Je lui ai parlé de Venise au XIVe siècle, une période relativement peu connue du grand public et peu exploitée en BD. On a l’habitude d’autres images de Venise, au temps de Casanova par exemple, mais au XIVe siècle elle connaissait son apogée commerciale et militaire. Le Grand Canal, souvent représenté à d’autres époques, était alors un port très important… Zidrou a été emballé et on a démarré sur l’idée de raconter l’histoire d’une jeune femme qui devient pirate. Zidrou a travaillé sur la structure de l’intrigue, enrichi et multiplié les pistes et Dargaud a été séduit par le projet…

Une partie de l’action de la série se déroule au XIVe siècle, une autre aujourd’hui, et les prédictions de Dante Alighieri introduisent une dimension fantastique… Comment gérez-vous tout cela en tant que dessinateur ?

J’adore reconstruire le passé, ça m’intéresse beaucoup et c’est presqu’une passion. Ca constitue ma machine à remonter le temps personnelle. Ce n’est pas très difficile pour moi de passer d’une époque à l’autre, mais je travaille d’abord sur toutes les séquences contemporaines avant d’aborder celles du passé. Les deux ambiances sont très différentes et je ne pense pas que je pourrais faire l’inverse, ni surtout aborder ces deux volets en même temps, pour moi les choses se confondraient un peu. Je dois aussi être attentif aux personnages, bien distincts, et j’ai besoin de créer cette distance entre les deux les deux époques pour y travailler… C’est particulier mais c’est devenu ma méthode !

Cela doit impliquer un découpage très précis…

Le premier tome de la série, Les Enfants du Doge, était aussi le premier album que je voulais traiter en couleurs directes. J’avais dessiné l’entièreté de l’histoire en petit format, au crayon, sur des feuilles A4, avant de tout recommencer et préciser en grand format pour pouvoir appliquer mes couleurs. Puis, pour la suite, je me suis senti un peu plus à l’aise et je travaille aujourd’hui le découpage sur des séquences plus courtes. On conserve plus de spontanéité de cette manière, et une certaine souplesse. La réalisation d’un album prend du temps, et c’est assez frustrant, quand on en vient à se dire en cours de route qu’on aurait pu mieux aborder telle ou telle scène, alors qu’elle est finalisée depuis quelques semaines seulement. Pour moi, c’est le piège du découpage complet et très précis. On fige les choses et on se prive d’une part de spontanéité.

Les héroïnes sont aujourd'hui nombreuses en BD. Comment avez-vous créé et caractérisé Marina ?

Elle est inspirée de personnes que je connais, dont une amie graphiste qui lui ressemble assez. D’autres personnages sont également inspirés de relations. Je prends pour modèle une personne que je change un petit peu. C’est important de travailler ainsi car autrement, on retombe très rapidement dans des tics de dessinateur ou des clichés, surtout pour les personnages féminins. Ensuite le personnage évolue avec le récit, gagne en personnalité et cela se traduit aussi dans le dessin. Parfois mes modèles sont surpris de leur évolution, mais ça fait partie de ce petit jeu… Marina est née comme ça.

Vous évoquiez les couleurs directes. Razzias, le tome 3 qui vient de sortir, semble, au moins graphiquement, plus sombre que les précédents. Pourquoi ce choix ?

J’ai beaucoup tâtonné avant de définir les couleurs de Marina. J’ai longtemps travaillé sur palette graphique et je disposais de milliers de teintes. Or, ici, je voulais vraiment qu’elles correspondent aux ambiances de l’histoire et les renforcent. J’utilise essentiellement des encres acryliques, qui me permettent de superposer plusieurs couches, et des aquarelles pour les détails. L’ensemble comporte seulement 10 ou 11 teintes de base, que je mélange selon les besoins. Parfois, cela semble plus difficile que l’informatique, mais parfois c’est plus facile, car j’ai la sensation de mieux « voir » et  prendre toute la mesure de ces couleurs que sur la palette quasi infinie que fournit un ordinateur ! Razzias est plus sombre car les ombres et l’encrage sont plus marqués que dans les précédents. J’ai appris à dessiner en m’inspirant de Micheluzzi, Toppi, Battaglia. Ils travaillaient beaucoup en noir et blanc, sur ces contrastes, et ça a forcément influencé ma façon de voir mon dessin.

Dans Razzias, on aborde aussi la piraterie, la grande aventure…

Il y a plus d’action, c’est plus spectaculaire de ce côté, on verra comment avance cet aspect de l’histoire, mais il y a de nombreux éléments qui évoluent en parallèle, comme dans les séries télé actuelles. Zidrou et moi espérons faire de Marina une longue série… C’est l’idée de départ, en tous cas !

Le destin de Marina est lié à celui de Venise. Or, quand vous dessinez le Palais des Doges éventré par un immense paquebot, la fiction rejoint (presque) la réalité…

Oui, car ce danger est réel. On met aussi en scène certaines transformations de la ville. Marina est disponible en italien et les Vénitiens y sont sensibles. Ils sont heureux de retouver des endroits qu’ils connaissent, et le côté un peu fantastique du récit, avec ce Conseil des Dix qui existerait encore, secret, leur plaît aussi. La tendance d’une évolution, avec ces énormes bateaux, vers un tourisme de masse d’une journée, est, elle, préoccupante.

Vous êtes Vénitien. Un non-Vénitien aurait-il pu dessiner Marina ?

Je suis Vénitien par choix. J’habite Venise depuis 30 ans mais je suis originaire de la région des Pouilles. J’ai l’impression que venir de l’extérieur offre des perspectives différentes. On voit des choses que les Vénitiens ne voient plus, auxquelles ils ne portent plus d’attention. Venise a toujours inspiré les artistes, y compris les dessinateurs de BD, mais pour bien la dessiner, il faut bien la connaître et l’approcher avec respect. Si on se trompe en dessinant Venise, il me semble que ça se voit tout de suite, oui, ça se voit ! Y habiter constitue un avantage, mais Venise appartient à tout le monde, elle fait partie du patrimoine mondial de l’humanité. 

 

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Pierre Burssens
20/06/2016