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Entretien avec Matthieu Bonhomme

"J'ai toujours eu un attachement particulier pour cette série et elle a accompagné mon parcours..."

Par une nuit orageuse, Lucky Luke arrive dans la bourgade boueuse de Froggy Town. Comme dans de nombreuses villes de l'Ouest, une poignée d'hommes y poursuit le rêve fou de trouver de l'or. Luke souhaite y faire une halte rapide. Mais il ne peut refuser l'aide qui lui est demandée : retrouver l'or dérobé aux pauvres mineurs du coin la semaine précédente...

Créé par Morris dans un numéro hors-série de Spirou en 1946, Lucky Luke a 70 ans. Parmi les événements qui jalonnent cette année anniversaire, la publication de L'Homme qui tua Lucky Luke, de Matthieu Bonhomme, occupe une place toute particulière.

En effet, sous ce titre déconcertant, ce passionné de la série signe là un remarquable hommage, à la fois personnel et respectueux à l'homme qui tire plus vite que son ombre. Il ouvre également la porte à d'autres auteurs pour ce type d'exercice dont on découvrira les créations dans les mois à venir. On fait étape à Froggy Town avec Matthieu Bonhomme qui répond à nos questions.

Qu'est-ce qui vous a amené à réaliser « votre » Lucky Luke ?

L'idée était, pour moi, dans l'air depuis longtemps. En effet, j'ai toujours eu un attachement particulier pour cette série et elle a accompagné mon parcours, renforçant mon envie de rester dans un style franco-belge relativement classique. J'avais envie de faire quelque chose autour, et comme, depuis Le Marquis d'Anaon, j'ai conservé de bonnes relations avec Dargaud, il m'était déjà arrivé d'en discuter chez eux. Finalement, voici 2 ans, je leur ai proposé l'idée de « Lucky Luke par... », sans savoir que la personne à laquelle je m'adressais était également responsable de la célébration des 70 ans de Lucky Luke. L'idée a fait son chemin, il fallait convaincre les éditeurs, le marketing, les ayant-droits, tout cela grâce à mes premiers dessins du personnage...

Aviez-vous un cahier des charges précis à respecter ?

Non, car j'avais été le déclencheur de ce processus. Les choses se sont mises en place progressivement, et je pensais être soumis à pas mal de contraintes. Or, la première qui est apparue, très rapidement, était que Lucky Luke ne pouvait pas fumer. Et j'en ai fait un des moteurs de mon histoire ! En soumettant d'autres idées et propositions, j'ai réalisé qu'on me laissait beaucoup de liberté et que l'équipe à laquelle j'avais affaire était vraiment là pour accompagner le projet, le pousser dans le bon sens, et non pour m'imposer des interdits.

Que désiriez-vous apporter à Lucky Luke ?

Je voulais ramener le personnage au western, retrouver un vrai cow-boy dans un univers de western, avec sa dimension emblématique. Je voulais conserver l'allure du personnage, son assurance, jouer avec ce sevrage, et finalement, je crois, retrouver ce que Lucky Luke représente dans mes souvenirs de lectures.

Comment avez-vous abordé, graphiquement, son adaptation ?

Chaque étape du projet a été un challenge, mais une fois le projet accepté et le story-board séquencé, le plus gros était fait. Graphiquement, c'était une question de savoir-faire. Quand j'ai recréé le personnage, il m'a semblé qu'Esteban avait quelques traits de Lucky Luke. J'ai fait grandir Esteban jusqu'à l'âge adulte, j'ai allongé son nez, changé le sens de sa mèche de cheveux... j'ai procédé de cette manière. Mes chevaux n'étaient pas très éloignés de ceux de Lucky Luke, et assez vite je me suis retrouvé sur mon territoire, et à l'aise dans cette forme...

Lucky Luke a beaucoup changé, par contre on a l'impression que votre Jolly Jumper est plus proche de l'original...

C'est possible, mais si vous analysez le dessin de Morris, vous verrez qu'il y a plusieurs périodes dans la série, qui se marquent notamment dans le dessin des chevaux et de Jolly Jumper. Ils sont très ronds, puis beaucoup plus réalistes, puis se situent entre ces deux tendances... Moi, j'ai dû essentiellement leur faire changer de taille, mais j'aime beaucoup dessiner des chevaux, donc ce fut un véritable plaisir...

De nombreux auteurs redoutent pourtant ce sujet...

Mais d'autres dessinateurs ont des difficultés avec les voitures, le monde moderne... François Boucq dit que l'on dessine bien quand on aime bien le sujet que l'on dessine, parce que, d'une certaine manière on s'y projette et qu'on aime alors davantage le retranscrire. À partir de là, dessiner un cheval n'est pas plus difficile que dessiner une voiture ou un vélo... Et de mon côté, je m'y retrouve bien dans les chevaux. J'ai d'ailleurs entendu dire que l'envie et le plaisir de dessiner des chevaux avaient orienté Morris vers le western.

Vous offrez à Lucky Luke une dimension plus réaliste, et même tragique...

Oui, en mettant en parallèle deux histoires, celle de l'arrêt de la cigarette et l'autre intrigue, tragique, exposée très tôt dans l'album. Mais les grands westerns possèdent une dimension tragique. Si vouis observez le personnage de Lucky Luke, c'est quelqu'un de solitaire, discret, mélancolique. Il ne se livre pas. Certains ont dit que Lucky Luke était mort quand Morris lui a retiré sa cigarette. Peut-être que cela a influencé l'intrigue...

Morris abordait les couleurs de manière très particulière, et vous lui emboîtez le pas...

Mais je suis venu à la couleur en lisant les histoires de Morris ! Il s'agit d'une approche qui privilégie une lecture directe, de la première à la dernière case. Et pas d'une lecture où l'on s'attarde sur une case, une planche, pour la détailler ou l'admirer. Morris avait une gestion graphique de l'image et posait véritablement une signalétique pas ses couleurs, avec une vision plus directe et plus rapide du dessin. J'adhère à ce choix, je préfère, moi aussi, une « vraie » première lecture, avec une simplification de l'image quitte à revenir ensuite sur telle case ou telle planche.

Auriez-vous entrepris ce Lucky Luke sans avoir auparavant signé les deux albums de Texas Cowboys scénarisés par Lewis Trondheim ?

Je ne pense pas que j'en aurais eu le culot ! Texas Cowboys m'a fait revenir au western. Mes premiers projets relevaient du western, mais le genre me paraissait, à l'époque, trop balisé, et dominé par des géants de la BD ! J'ai donc préféré m'orienter vers le XVIIIe siècle ou le Moyen-Âge... La rencontre avec Lewis Trondheim m'a décomplexé par rapport au western. Texas Cowboys propose une certaine fraîcheur, une liberté, par rapport aux classiques. L'histoire a une dimension épique mais ne se prend jamais trop au sérieux.

Quel était votre état d'esprit en abordant Lucky Luke ? Hommage ou formidable terrain de jeu ?

L'hommage, complètement. Je n'ai pas cherché à dénigrer quoi que ce soit, et j'ai énormément de respect pour l'oeuvre de Morris. Mais quand je raconte quelque chose, je m'amuse aussi. Je me suis donc fait plaisir, avec une certaine liberté. On pourrait parler d'hommage récréatif !

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Pierre Burssens
20/04/2016