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Entretien avec Philippe Jarbinet

"Entamer la réalisation d’un album c’est, à chaque fois, se lancer dans une aventure..."

L’Hiver aux armes conclut le troisième diptyque d’Airborne 44. Une fois de plus, Philippe Jarbinet y trouve l’équilibre entre aventure humaine et grande Histoire. Ce nouvel album se déroule pendant la bataille des Ardennes, dans une région que l’auteur connaît bien et qu’il voulait saluer.

Résultat : des planches jalonnées de petites prouesses graphiques et qui méritent assurément que l’on s’y attarde. Philippe Jarbinet nous parle de son approche, aussi exigeante graphiquement qu historiquement respectueuse.

L’hiver aux armes, titre de ce sixième album, aurait pu convenir comme titre de la série…

Je n’y avais pas pensé mais, pourquoi pas ? Au départ, Airborne était un titre de travail . Celui-ci plaisait à l’éditeur et on a finalement décidé de le conserver pour la série. On y a ajouté 44 pour préciser l’année durant laquelle les histoires se déroulent. Tous les personnages de Airborne 44 ne sont pourtant pas des parachutistes.

Dans ce troisième diptyque, vous évoquez Bastogne, « la » bataille emblématique de la Seconde Guerre mondiale en Belgique, cela pouvait-il entraîner une forme de pression supplémentaire sur votre travail ?

Au contraire, cela a plutôt constitué un plaisir supplémentaire. Les lieux sont là, proches, et la mémoire de la bataille est toujours très vivace dans la région. On retrouve les endroits, les paysages, et c’était un plaisir de se consacrer à cela. En même temps, je devais éviter de construire un récit aux accents trop régionalistes, l’intrigue devait pouvoir intéresser tout le monde. Mais cette proximité m’a aussi permis d’enrichir chaque case, chaque planche et, au niveau de l’écriture, de construire une histoire qui me touche particulièrement.

À la lecture, on ressent une volonté assez évidente d’hommage…

Oui, à tous cette région, aux soldats, aux civils qui ont traversé cela… Ca intéresse d’ailleurs beaucoup les Américains. J’ai récemment rencontré le fils d’un soldat US qui a participé à cette bataille, et je l’ai emmené sur les lieux où elle s’est déroulée. Il m’a remercié et m’a expliqué que j’avais, en quelque sorte, comblé un déficit familial. En effet, tant pour les militaires que pour les civils qui ont vécu de tels événements, le silence est une constante. Les témoins ou acteurs en parlent très très peu, tant ce qu’ils ont vu était indescriptible et dépassait la raison. C’était la guerre dans toute son horreur et toute son  absurdité. On peut en livrer une représentation, mais pas  en donner un aperçu précis.

Une BD ne comporte pas le bruit, le froid, les cris des blessés, les odeurs… Je suis assez étonné, aussi, de rencontrer des lecteurs de plus en plus jeunes en dédicace, des enfants parfois. Mon premier réflexe s’adresse aux parents, car il s’agit d’une série qui est tout de même dure, avec des images arrêtées parfois cruelles – même si j’ai veillé à atténuer cet aspect depuis le premier diptyque – mais d’un autre côté, je réalise que la BD, en tant que média, constitue un bon support de discussion. Et à travers cela, je pense que ces jeunes peuvent mesurer, au-delà des apparences,  que nous vivons dans un monde dur, qui ne s’est pas construit facilement. Si cette discussion intervient, elle contribue également à un devoir de mémoire. Les événements décrits ont eu lieu voici 70 ans, et dans une société où tout va de plus en plus vite, l’oubli est, lui aussi, de plus en plus rapide.

Vous dites avoir pu enrichir vos cases, mais on a surtout l’impression, au vu de certaines d’entre elles, que vous ne reculez devant aucune difficulté, alors que votre technique est particulièrement exigeante…

Mais j’aime ça, et mon envie est que le lecteur puisse relire l’album, découvrir de nouveaux détails, s’attarder sur une case et pouvoir y revenir 3 ou 4 fois. Dans ce cas précis, pour celui qui voudrait entreprendre la balade, il y a, de plus, moyen de retrouver tous les lieux, ou presque, représentés dans le bouquin. Entamer la réalisation d’un album c’est, à chaque fois, se lancer dans une aventure qui vous apporte quelque chose mais qui compte aussi son lot de difficultés. Et puis, je suis un perfectionniste ! Pour L’Hiver aux armes, je suis particulièrement content de la qualité d’impression atteinte par Casterman. Par contre, la ressemblance entre certains personnages me gêne un peu. C’est quelque chose auquel je devrai veiller dans les prochains albums, différencier davantage les visages et les physionomies des protagonistes.

De la neige qui tombe sur un fond de ciel blanc, en couverture, ce n’est pas courant…

Non, c’était une sorte de pari. Je pense qu’Hermann a dû le faire, mais je n’en suis pas certain. En même temps, je n’avais pas vraiment le choix. Le fond blanc fait partie de l’identité graphique de la série. Personnellement, j’aime beaucoup ça, même si j’ai dû vaincre quelques réticences au départ. J’aime les couvertures épurées. Mais dans ce cas, ça compliquait un peu les choses, et ça a donné lieu à un petit casse-tête, cette représentation des flocons sur fond blanc…

Fanfaron, un cheval de trait, traverse l’histoire… Sa présence est-elle le fruit d’une anecdote authentique ?

Pas vraiment, c’est un peu l’ingénu de l’histoire (rires). On y pense rarement, mais même si les animaux sont proches de nous, leur perception du monde est très différente. Fanfaron, il est toujours étalon et il vit sa propre existence sans vraiment percevoir ou comprendre ce contexte terrible mais humain. Il symbolise une forme de stabilité, et puis c’est un cheval de trait ardennais, costaud, presque indestructible… et j’avais vraiment envie de le voir revenir à la fin. Mon grand-père, qui était un merveilleux conteur,  m’avait parlé du regroupement des chevaux par les Allemands, en 1941, dans la cour de l’abbaye de Stavelot, avant leur réquisition. Après cela, tout le monde, femmes, enfants, a dû travailler à la récolte… Indirectement ces faits ont influé ensuite sur l’instauration des vacances d’été.

Après ce qu’elle a traversé, la déclaration de Tessa quant à une guerre qui lui a permis d’exister est vraiment  frappante…

Peut-être, mais il faut se remettre dans le contexte de l’époque. L’ATA (Air Transport Auxiliary) dans la RAF ou le WASP (Women Airforce Service Pilots) dans d’USAF ont permis à ces femmes de sortir de chez elles, de piloter les mêmes avions que les hommes, de voyager, de…porter un pantalon, de se balader librement… Cela a généré beaucoup d’espoir pour elles, pour après la guerre, mais ceux-ci ont souvent été déçus et elles ont généralement dû rentrer dans le rang… La condition féminine devait encore beaucoup évoluer… mais ça allait prendre du temps ! 

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Pierre Burssens
27/10/2015