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Entretien avec Christian Ryo

Christian Ryo / DR

Christian Ryo / DR

« Cet album mêle de nombreuses passions
de Bruno Le Floc'h : la Bretagne, le voyage,
la littérature, la peinture… »

Alors que le label Locus Solus publie, en collaboration avec le Musée de Pont-Aven, une nouvelle édition entièrement refondue de Paysage au chien rouge de Bruno Le Floc’h (1957-2012), album introuvable depuis quelques années, nous avons rencontré Christian Ryo, premier éditeur de cet ouvrage initialement paru en septembre 2007.

L’occasion d’évoquer la culture littéraire et picturale du créateur breton, auteur complet de Trois éclats blancs (éd. Delcourt 2004, Prix René-Goscinny 2004) et de la trilogie Chroniques Outremers (éd. Dargaud 2011-2012, Grand Prix 2013 de la BD bretonne).

Il me semble que c’est en janvier 2005 que vous avez fait la connaissance de Bruno Le Floc’h…

Les circonstances sont les suivantes : les éditions Ouest-France – pour lesquelles je travaillais à l’époque – avaient décidées de se relancer dans la bande dessinée. Sachant que c’était un secteur qui m’intéressait, et que j’avais quelques amis dans ce domaine-là, Emmanuel Guibert en particulier dont nous avions édité des carnets de voyage, les éditeurs m’ont chargé de développer cela.

Paysage au chien rouge, crayonné pour la planche 1

Paysage au chien rouge, crayonné pour la planche 1
© Atelier Bruno Le Floc'h

Vous cherchiez donc des dessinateurs pour adapter des ouvrages du catalogue d’Édilarge Ouest-France ?

En effet. Il y avait alors plusieurs projets en cours. J’avais préconisé, auprès de ma directrice, d’aller voir à Angoulême quel était l’état du marché. Sur place, nous avions aussi envie de découvrir un ou plusieurs auteurs susceptibles d’adapter nos projets en bande dessinée.

Darien

Georges Darien, Le Voleur, 1898
© BNF

Comment est né le projet Paysage au chien rouge ?

Au festival d’Angoulême 2005, je rencontre Bruno Le Floc’h. Je connaissais déjà ses premiers ouvrages, j’en étais admiratif. Je me suis rapidement dit qu’il ne serait pas intéressé d’adapter les bouquins auquel je pensais, mais j’ai tenu à le rencontrer et nous avons convenu de nous retrouver à Étonnants Voyageurs quelques semaines plus tard. Là, nous avons beaucoup échangé, en évoquant notamment le roman Le Voleur de Georges Darien (1862-1921). Il avait envie de travailler autour de cet ouvrage… Au fur et à mesure de nos conversations, il a commencé à me proposer des sujets qui me semblaient très intéressants. Et il a eu cette idée de parler de Gauguin. Mais au départ, Bruno ne le faisait figurer que de façon très succincte.

L'écrivain Georges Darien vu par Bruno Le Floc'h

Georges Darien vu par Bruno Le Floc'h,
extrait de Paysage au chien rouge
© Le Floc'h / Locus Solus

Qui est ce Georges Darien ?

C’est un écrivain anarchiste de la fin du XIXème siècle, auteur du Voleur, livre écrit en 1897 (adapté par Louis Malle en 1967 avec Jean-Paul Belmondo dans le rôle principal, ndr). Bruno était fasciné par ces écrivains de la fin du XIXème siècle à tendance anarchiste… Nous en avons pas mal parlé, avons évoqué cette période contemporaine de celle de Gauguin. Il est d’ailleurs très vraisemblable que Gauguin ait fréquenté Darien. Nous étions – disons-le ! – en train de délirer sur des histoires possibles entre ces personnages. Bruno avait une très bonne connaissance de tout-cela. J’ai découvert sa culture pharamineuse, littéraire, artistique, picturale… C’était un bonheur ! J’ai un souvenir avec Bruno : celui de la conversation. Je me suis rendu compte qu’il se nourrissait de nos échanges, même si cela ne portait pas forcément sur le projet en cours. C’est ainsi qu’il m’a proposé une bande dessinée dont je suis assez fier. Pour l’anecdote, j’avais toujours dit que chez Ouest-France, un jour ou l’autre, je publierai un bouquin de cul ! Grâce au récit de Bruno, c’était amusant de jouer avec cette œuvre interdite et sulfureuse, L’Origine du monde de Gustave Courbet.

D'un quai à l'autre

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Pour le festival Quai des Bulles de Saint-Malo, vous avez aussi coordonné le collectif D’un quai à l’autre dans lequel Bruno signe une nouvelle dessinée…

Absolument, c’était juste avant Paysage au chien rouge. J’étais en lien avec les responsables de Quai des Bulles, notamment Joub et Étienne Davodeau, qui avaient un projet d’ouvrage partiellement financé par la SNCF. Ils cherchaient un éditeur, et je me suis proposé.

Extrait D'un quai à l'autre, où Le Floc'h se met en scène

D'un quai à l'autre, extrait
où Bruno Le Floc'h se met en scène...
© Le Floc'h / Edilarge Ouest-France

Pour l’anecdote, dans cette nouvelle qui se déroule à la gare du Croisic, Le Floc’h se met en scène pour la première et unique fois…

Je ne m’en étais pas rendu compte. Vous avez raison de le rappeler, et il l’a fait de manière très réaliste. Avec Bruno, le travail était assez étonnant. C’est un des rares auteurs avec qui je pouvais échanger à propos des livres qui nous avaient marqués, et en même temps nous échangions sur plein d’autres choses. Tout cela nourrissait le travail commun que nous faisions ensemble.

Justement, sur quels sujets échangiez-vous ?

Nous parlions surtout de littérature, il en avait une très belle connaissance. Nous avons beaucoup échangé à propos d’auteurs tel Joséphin Peladan (1858-1918), un personnage haut en couleurs sur lequel j’avais travaillé quand j’étais étudiant. Bruno a été l’une des rares personnes avec qui j’ai pu échanger sur le sujet. J’ai souvenir aussi de conversations sur Marcel Proust, sur la littérature, l’art de la narration. Je l’ai aussi beaucoup questionné sur son travail dans le domaine du dessin d’animation. J’étais très intéressé de l’écouter… Il le faisait toujours de manière très modeste. Il se présentait comme quelqu’un qui faisait « deux-trois bricoles au service de… » ! Il m’a ainsi parlé de son travail avec Jean-François Laguionie ou avec Rebecca Dautremer.

Paysage au chien rouge, couverture de la première édition, 2007

Paysage au chien rouge, couverture
de la première édition, 2007
© Le Floc'h / collection Brieg Haslé-Le Gall

De quelle façon appréhendait-il son travail ?

C’était quelqu’un – vous l’avez mieux connu que moi – qui était assez angoissé, il avait toujours l’impression de ne pas faire assez bien. Quand je recevais ses dessins, je trouvais cela génial, mais lui n’en était jamais content. En même temps, il était très déterminé dans ses choix. Il allait jusqu’au bout… Je suis fasciné par sa capacité narrative. Un simple croquis de lui raconte quelque chose. Il était toujours en recherche d’une sorte de nouveau point de vue, d’une autre façon de raconter des histoires. À la fois, de façon modeste et d’une manière très ambitieuse. Modeste dans sa vie quotidienne, mais, à chaque fois, il s’attaquait à des choses très fortes.

Comment vous a-t-il présenté le synopsis de Paysage au chien rouge ?

Nous avons d’abord échangé oralement. Il m’a raconté ce qu’il voulait raconter. Après, il m’a adressé un projet plus détaillé où pas mal de choses avaient évoluées. Notamment, le personnage de Gauguin avait pris une place bien plus importante. Tout a pris forme quand il a trouvé cette astuce qui consistait à mettre en scène le tableau de Courbet. Il avait trouvé son fil narratif. Cela permettait d’associer plusieurs choses : des personnages haut en couleurs, tels Georges Darien ou Paul Gauguin, des paysages extrêmement différents et de l’aventure. Cela m’a fasciné et séduit : comment il parvenait, autour d’un objet à peine entrevu, à développer une histoire forte. Chose qui est tout à fait conforme à l’histoire de L’Origine du monde, tableau qui n’était pas destiné à être présenté publiquement.

encrage du strip 1 de la planche 18

Paysage au chien rouge, encrage du strip 1 de la planche 18
© Atelier Bruno Le Floc'h

Paul Gauguin (1848-1903), Le manguier. Paysage au chien rouge, Paris, Musée d'Orsay.

Paul Gauguin (1848-1903)
Le Manguier. Paysage au chien
rouge, vers 1894
© Paris, Musée d'Orsay

Bruno Le Floc’h vous a-t-il parlé de la récurrence de la présence d’un chien rouge dans l’œuvre de Gauguin ?

Au départ, anecdote amusante, nous ne savions pas qu’il existe une œuvre qui porte ce titre-là. Il avait fomenté son récit, choisi son titre et il m’appelle un dimanche après-midi : « Dis donc, y’a un truc qui est complétement incroyable ! ». Suite à ses recherches, il avait découvert qu’il avait inventé le titre d’un tableau de Gauguin qui existait ! Il ne le savait absolument pas… Il y a des choses à propos du chien rouge qu’il a découvert après. Il me tenait informé de ses trouvailles, il en était le premier étonné… Effectivement, il a vu tout cela, mais après coup ! Il m’avait même demandé s’il fallait conserver ce titre ou le changer. Il avait bien évidemment tourné cela en dérision, disant que finalement, il n’était pas un inventeur ! Cela nous avez bien fait rire. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » lui avais-je alors dit.

Dans vos échanges, comment avez-vous appréhendez l’homme et l’artiste ?

J’avais l’impression qu’il partait d’intuitions. C’était quelqu’un qui était très à l’écoute, très observateur, très attentif. Forcément, il faisait des rapprochements, son intuition dépassait souvent son intelligence – consciente dirais-je.

Paul Gauguin (1848-1903), Le manguier. Paysage au chien rouge, Paris, Musée d'Orsay.

Paul Gauguin (1848-1903), Le Moulin David, 1894
© Paris, Musée d'Orsay

On le voyait bien dans sa façon de raconter des histoires. Il n’abordait pas les choses en savant, en historien de l’art. Ce n’était pas un auteur qui accumulait du savoir pour avoir du savoir. Il souhaitait se nourrir de connaissances, de témoignages, d’échanges… Dans son esprit, je crois, il avait une narration qui se mettait en place quand il créait une œuvre. Au point d’en être obsédé, il travaillait jour et nuit. Il m’avait confié en être insupportable. Tout en restant extrêmement à l’écoute de tout ce qui pouvait nourrir son travail. Comme pour un poète, comme un réseau intuitif, cela lui faisait mettre en relation des choses qui étaient plus de l’ordre du travail poétique que d’une démarche de chercheur. Je parlerai de paradoxe : il était très attentif à tout, mais en même temps, il était totalement obsédé par son travail. Même s’il me parlait de son entourage que je ne connaissais pas. Nous échangions sur nos enfants, nos compagnes… On se retrouvait pas mal, étions tous les deux très pères. Du moins, je l’ai senti ainsi. Cela aussi enrichissait nos échanges et notre collaboration. Tout était lié. Bruno était le seul à douter qu’il était un véritable artiste. Pour ceux qui ont été amené à travailler avec lui, c’était une évidence. Dès son premier album, Au bord du monde, ça m’avait sauté aux yeux. Certains artistes passent par la bande dessinée, tels Bruno ou Emmanuel Guibert que j’avais fait se rencontrer d’ailleurs.

Crayonné inédit

Crayonné inédit
© Atelier Bruno Le Floc'h

Comment s’est déroulé le suivi éditorial ? L’avez-vous conseillé sur ses textes par exemple ?

Oui, il m’envoyait très régulièrement plusieurs états de son travail, de ses découpages, de ses dialogues sur lesquels je suis parfois intervenu. En revanche, je n’ai pas touché au synopsis car il avait son histoire bien en tête. Nos conversations antérieures ont été fondamentales. Ce que je recevais était assez conforme à ce qu’on s’était dit. Il a ressenti quelques rares blocages, notamment durant les scènes qui se passent dans le désert, il cherchait à améliorer certaines articulations de son récit, pour passer d’un univers à l’autre, de Pont-Aven au désert. Il s’interrogeait aussi sur l’importance donnée à certains personnages.

Techniquement, comment vous a-t-il livré le fruit de son travail ?

Quand il nous a livré ses fichiers numériques, il ne disposait pas d’un écran bien équilibré. J’ai donc envoyé le tout à la fabrication, et le résultat m’a étonné. Je lui ai renvoyé les épreuves couleurs en lui précisant que le rendu ne me satisfaisait pas. Et là, il a été totalement affolé. Ce n’était pas du tout les couleurs qu’il avait sur son écran ! Du coup, il est venu à Rennes, aux éditions, pour corriger cela avec notre chef de fabrication. Et, ensemble, nous les avons remises dans la bonne colorimétrie. Ce fut un épisode un peu douloureux pour lui…

encrage du strip 1 de la planche 18

Paysage au chien rouge, encrage du strip 1 de la planche 46
© Atelier Bruno Le Floc'h

L'entrée de la Ville-close de Concarneau et son célèbre beffroi. Hier, aujourd'hui et vu par Le Floc'h

La Ville-close de Concarneau
et son célèbre beffroi...

Quand le livre a été imprimé, quelles furent sa réaction et la vôtre ?

Je dois dire que j’ai été quelque peu déçu par le papier que nous avions utilisé. En ce qui concerne son travail, j’aurai souhaité avoir un papier différent… En revanche, le format me plaisait, la couverture que nous avions choisi aussi, mais j’ai trouvé le rendu un peu trop clinquant, trop brillant. Comme beaucoup d’auteurs, il était content d’être arrivé au bout de ce projet mais, comme toujours, il était très critique vis-à-vis de son travail. Pas sur ses choix graphiques ou narratifs, mais il voyait ses défauts. Réactions classiques d’un auteur quand il reçoit son ouvrage sorti de presse… Peu à peu, il a changé d’avis quand il a eu des retours sur ce titre. Les avis des lecteurs, les commentaires des journalistes l’ont rassuré.

Comment voyez-vous la renaissance de ce livre, initialement paru en septembre 2007, et qui est relancé en ce mois d’octobre 2015 ?

Un grand bonheur ! Bien évidemment, la disparition de Bruno a été foudroyante. C’est quelqu’un à qui je pense très souvent. Je pense à lui, à nos conversations, à nos échanges… Paysage au chien rouge est un album que je regarde très souvent. Quand Florent Patron des éditions Locus Solus m’a appris qu’il allait le rééditer, j’en ai été très heureux. Cela me faisait plaisir que ça se fasse dans sa maison d’édition. Je ne doutais pas qu’il allait améliorer le travail, notamment grâce à vous. C’est quelque chose de formidable ! J’étais embêté que cet album – que j’estime être une excellente bande dessinée – ne soit plus disponible. Quelques mois après la parution de Paysage au chien rouge, je quittais les éditions Ouest-France. J’ai trouvé que la vie de ce livre avait été faiblarde… Aujourd’hui, avec cette nouvelle édition, c’est vraiment une deuxième chance qui me réjouit. J’espère qu’il va connaître une deuxième vie, que de nouveaux lecteurs vont se rendre compte de la qualité et de la subtilité du travail de Bruno Le Floc’h. À mes yeux, c’est une bande dessinée d’importance.

Paysage au chien rouge, extrait de la planche 23

Paysage au chien rouge, extrait de la planche 23
© Le Floc'h / Locus Solus

Le mot de la fin ?

Cet album mêle de nombreuses passions de Bruno : la Bretagne, le voyage, la littérature, la peinture… Il me semble que cet ouvrage réunit presque toutes ses passions. À chaque lecture, on y redécouvre de nouvelles choses, de petites subtilités. Par exemple, nous n’avons pas parlé des références à Arthur Rimbaud… À la relecture, on voit bien qu’il a construit son récit par syncrétisme. Il y a mêlé les nombreuses influences et connaissances qu’il avait. Bruno a créé un monde à partir de choses qui ont pu exister ou qui ont existé. Un monde qui est à lui, mais qui est riche de références réelles.

Paysage au chien rouge, crayonné

Paysage au chien rouge, crayonné pour la planche 54
© Atelier Bruno Le Floc'h

Pour conclure, en quelques mots, comment qualifieriez-vous l’album Paysage au chien rouge, et son auteur ?

Pour Paysage au chien rouge, je dirai littérature, anarchisme et peinture.
À propos de Bruno : amitié, fraternité et plaisir de la conversation.

À lire :

Bruno Le Floc’h, Paysage au chien rouge, avant-propos d’Estelle Guille des Buttes-Fresneau, conservatrice en chef du Musée de Pont-Aven, postface de Brieg Haslé-Le Gall, président des Amis de Bruno Le Floc’h, cahier graphique, éd. Locus Solus, octobre 2015.

Parution nationale le vendredi 23 octobre 2015 dans le cadre du Festival Quai des Bulles de Saint-Malo, stand Locus Solus.

À visiter :

www.auborddumonde.org
Site dédié à Bruno Le Floc’h
www.locus-solus.fr
Le site des éditions Locus Solus
www.museepontaven.fr
Le site du Musée de Pont-Aven 

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22/10/2015