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Entretien avec David François et Régis Hautière

Vision d'Amérique

New York, à l’heure de la construction des premiers gratte-ciel. Sacha, jeune émigré, a quitté l'Ukraine pour échapper à la famine qui y sévit. Il rejoint son cousin Pavlo avec l’espoir de réussir dans ce nouveau monde effervescent, mais c’est sans compter sur la femme de celui-ci qui le trouve vite encombrant… Il trouve alors refuge dans l’appartement qu’une vieille excentrique a légué à sa mort à ses chiens ! Sacha se met à la recherche d’un travail, qui rime alors avec syndicat et mafia. La tâche s’avère complexe, voire sans espoir…

Pour leur troisième collaboration, David François et Régis Hautière signent avec Un homme de joie un étonnant double portrait, celui d'un homme et d'une ville. Le premier volet de ce diptyque, La Ville Monstre, est récemment sorti chez Casterman. La suite est prévue pour janvier 2016. Nous avons rencontré le scénariste et le dessinateur.

Avec Un homme de joie, vous en êtes à votre troisième collaboration. On ne change pas une équipe qui gagne ?

Régis Hautière : Notre association a bien fonctionné sur les deux projets précédents, donc l'envie de continuer à travailler ensemble était toujours présente, même si nous nous sommes consacrés à d'autres choses entre-temps.

Qu'est-ce qui vous a orientés vers ce sujet ?

RH : Au départ, il s'agit de l'envie de David, qui désirait une histoire avec ces décors, ces gratte-ciels en construction...

David François : Je savais que ce serait pour moi un vrai plaisir graphique. Ce New-York là, à cette époque, m'a toujours attiré à travers les films, les romans, les séries télé. J'avais envie de me faire plaisir de ce côté. Je voulais également sortir d'une ambiance purement polar, et puis, même si cet aspect sera plus présent dans le second volet, je m'intéresse depuis longtemps aux freaks, qui étaient d'ailleurs le sujet de l'un de mes premiers projets personnels.

Paradoxalement, alors que les USA connaissent leur krach boursier, on construit ce qui va devenir un de leurs symboles...

DF : Oui, et ça correspond finalement à la naissance de l'image de New-York que l'on connaît, qui va se modeler jusque dans les années 40' et 50'. Notre Homme de joie travaille à la construction du RCA Building, qui s'appellera plus tard le GE Building. On a aussi une vision célèbre de cette époque à travers le premier film King Kong de Schoedsack et Cooper, qui date de 1933. Sacha va assister à une de ses avant-premières dans le tome 2...

Mais à côté de cette image classique, vous développez une approche plus décalée, étrange si pas fantastique...

RH : Une autre vision de l'Amérique de cette époque est celle de Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit, qui touche presque au fantastique. On avait envie de créer une sorte de téléscopage entre son approche et celle de Hollywood. Et oui, certains éléments renforcent cette impression d'étrangeté, comme cet immeuble légué à ses chiens par sa propriétaire, ce chien à la gueule cassée un peu monstrueux et finalement les soeurs jumelles, face auxquelles Sacha est partagé entre répulsion et fascination. Même lui, le personnage principal peut paraître décalé. Il survit sans rêve de richesse, il porte un regard assez neutre sur ce qu'il traverse et peu de choses le touchent. Il manifeste assez peu d'émotions, un peu comme le héros de L'Étranger de Camus...

Est-ce ce caractère particulier qui vous a dicté le titre ?

RH : Au départ, il s'agissait d'un titre de travail, mélange d'homme de peine et de fille de joie. Et finalement, je pense plutôt que ce titre a influencé le caractère du personnage et que l'on a appuyé sur ce côté-là. Sacha trimbale sa tristesse mais aussi sa nonchalance et un côté désabusé... Il arbore parfois un semblant de sourire mais on ne le voit jamais rire franchement.

David François

David François

Par rapport à De briques et de sang, David, votre dessin a encore évolué...

DF : J'ai voulu le rendre le plus immersif possible, en travaillant notamment sur les couleurs pour sortir des clichés habituels. J'ai changé ma technique d'encrage, je travaille essentiellement avec de l'acrylique et des brosses. Concrètement, j'utilise très peu d'encre de chine. Je complète les couleurs avec le numérique.

Peut-on dire que l'itinéraire de Sacha est un itinéraire-type d'un immigré de l'époque aux USA ?

RH : Dans le premier tome, La Ville Monstre, il suit un schéma classique. Il arrive à Ellis Island, se met à la recherche de membres de sa famille, d'un travail, essaye de s'y faire des amis... Il s'agit d'étapes courantes. Puis il y a la rencontre avec Tonio, qui semble sympathique, bon vivant, mais est aussi un personnage ambigu qui possède un côté sombre que l'on découvrira dans la deuxième partie de l'histoire.

Comme dans d'autres de vos scénarios, on a l'impression que, d'une certaine manière vous construisez l'intrigue sur le personnage et ses particularités...

Régis Hautière

Régis Hautière

RH : Pas vraiment, mais j'aime bien travailler le personnage au mieux pour qu'il s'intègre idéalement au récit. Pour Un homme de joie, je ne suis pas tenu par une intrigue très serrée, et comme David vous l'a dit, nous voulions sortir d'une trame polar. C'était donc l'occasion de soigner davantage les dialogues, de jouer sur les ambiances... Je m'attache aussi à soigner la fin. Quand on lit un livre, ou une BD, on accroche à un tas de choses, et il n'y a rien de plus frustrant que d'arriver à la conclusion d'une histoire en se disant : « Tout ça pour ça ! ». Il est important d'avoir une fin forte, qu'elle surprenne le lecteur et le marque autant que ce qu'il a retenu de l'histoire jusque-là. C'est pour cela que j'évite les fins ouvertes.

Et celle de ce premier tome, La Ville Monstre, est totalement surprenante...

RH : Comme il s'agit d'un diptyque, c'est une fin provisoire, mais je crois qu'elle atteint son but.

DF : Sacha ne se doute pas de ce qu'il va découvrir, et nous voulions que le lecteur éprouve la même surprise. Du côté du dessin, il fallait parvenir à ne rien dévoiler lors des précédentes rencontres entre Sacha et Léna. Le lecteur ne devait se douter de rien...

On a en tête les célèbres photos des constructeurs des gratte-ciel, réalisées dans les années 30'. Vous êtes-vous particulièrement documentés pour Un homme de joie ?

DF : Il y a une part de documentation, mais j'ai surtout pioché dans des films, des séries, des romans... Je voulais que ce soit New-York, mais que ce soit ma vision de New-York. Ainsi, quand je dessine le cadastre de Manhattan, ce n'est pas le cadastre réel de cette époque, mais on sait que c'est New-York. J'ai visité la ville, qui m'a beaucoup plu, mais c'était par plaisir personnel et non avec l'objectif de me documenter ou de retrouver des trucs. Sans doute cela m'a-t-il nourri inconsciemment, mais ça reste ma vision.

RH : Par contre, certains faits sont totalement authentiques. Quand un personnage évoque la cuve de mélasse qui a éclaté à Boston sous l'effet de la chaleur, cela fait partie de l'histoire de la ville. On dit même que sous certaines conditions on peut encore, aujourd'hui percevoir l'odeur de la mélasse, tant elle a imprégné les murs lors de cette catastrophe.

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Pierre Burssens
04/05/2015