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Entretien avec Yves Sente

« Quand la possibilité d'écrire l'histoire
que l'on aurait aimé lire se présente... »

Le Bâton de Plutarque n'est pas seulement le plus ancien dispositif de cryptographie militaire connu, c'est également le titre du nouvel album de Blake et Mortimer récemment publié. Un album qui risque de toucher tout spécialement les admirateurs de ces héros so british, puisque son action se situe juste avant Le Secret de l'Espadon et qu'il nous livre quelques clés de cette série mythique. Yves Sente, scénariste, répond à nos questions.

Le Bâton de Plutarque, s'attache aux origines du mythe Blake et Mortimer.  Pourquoi avoir privilégié cette approche ?

Il s'agit plutôt d'une direction qui s'est imposée très progressivement. Je ressentais une espèce de gêne par rapport au Secret de l'Espadon depuis sa première lecture, alors que j'étais enfant. Son dessin me semblait plus ancien, je préférais les autres... Puis, en le relisant, certaines choses m'ont par naïves, j'ai découvert de petites incohérences, un côté feuilletonesque qui laissait l'impression que son scénario était moins bien construit que ce à quoi nous avait habitués Jacobs. J'imagine que pour les lecteurs de l'époque ce n'était peut-être pas très important, mais cette sensation subsistait, notamment, je l'ai compris, à causes de questions laissées sans réponse. Comment se sont rencontrés Blake et Mortimer ? Comment se fait-il qu'ils partagent cet appartement à Londres ? Comment se fait-il qu'Olrik et Blake se connaissent ? Blake servait dans la RAF pendant la guerre, pourquoi porte-t-il un uniforme de l'armée de terre ?... André Juillard et moi avons voulu répondre à ces questions en livrant au lecteur la clé d'entrée du Secret de l'Espadon, et en abordant vraiment Le Bâton de Plutarque comme un hommage posthume au créateur de Blake et Mortimer.

La reprise d'une telle série constitue en soi un exercice délicat. Aborder les origines du mythe ne représente-t-il pas un risque supplémentaire ?

Sans doute certains crieront-ils au sacrilège, comme toujours, mais je ne suis pas devin. Je crois qu'il est nécessaire de replacer l'oeuvre de Jacobs dans le contexte de son époque. Sans doute aurait-il aimé avoir plus de temps et expérimenter également plus de choses ? Mais l'époque ne s'y prêtait pas, il existait une forme de censure... On peut ainsi penser que Jacobs aurait aimé amener des personnages féminins dans la série, mais cela ne s'est pas concrétisé. Ceci dit, si l'on parle de la série, et de l'album Le Bâton de Plutarque, c'est rassurant. Cela veut dire que les gens s'y intéressent. On espère, certes, qu'ils recevront ce qu'ils attendent, mais c'est très subjectif et on peut en débattre longtemps...  ersonnellement, j'essaye d'abord que l'histoire plaise à André Juillard. Il est mon premier lecteur. Il va passer des mois et des mois à mettre mon scénario en images, et je tente de lui offrir de quoi trouver plaisir à ce travail sur chaque planche, idéalement sur chaque case.

Blake et Mortimer sont ancrés dans leur époque, peut-on y associer une forme de nostalgie ?

Hormis l'ampleur du mythe, on retrouve quand même un bonheur quasi enfantin à travailler sur une telle série. Elle nous a séduits quand nous étions enfants, et on réalise peut-être l'album que nous aurions aimé lire "en plus". Je me souviens de ma frustration après le dernier album de Tintin. J'avais 12 ans et c'était difficile pour moi d'admettre que c'était fini, qu'il n'y en aurait plus. Les problèmes de droits, les auteurs confrères, tout ça c'était des histoires de grands auxquelles je ne comprenais rien. Il n'y aurait plus de Tintin ! Pour Jacobs, c'était la même chose. Il a réalisé relativement peu d'albums, et je les ai vite lus. Avec là aussi cette frustration et l'envie de l'album "en plus". Alors quand la possibilité d'écrire l'histoire que l'on aurait aimé lire se présente... 

Comment avez-vous alors  ressenti la possibilité d'écrire de nombreux albums "en plus" quand on vous a choisi pour en assurer le scénario ?

Ca s'est fait très vite, par un concours de circonstances et j'avoue que je n'ai pas eu le temps de paniquer ! J'ai écrit deux planches par pur plaisir, par passion pour la série, puis un scénario complet. Quand la décision de l'éditeur de développer une deuxième équipe sur Blake et Mortimer est tombée, par jeu, j'ai adressé mon scénario à Didier Christmann, expliquant que j'avais reçu ça, par courrier, au Lombard. Une semaine plus tard, il m'appelait, enthousiaste, Claude de Saint-Vincent, le directeur général du groupe Média participations, avait été séduit et ils voulaient absolument savoir qui était l'auteur du projet... J'étais le premier surpris ! Manquait un dessinateur. On m'a demandé de proposer quelqu'un, j'ai pensé à André Juillard, qui a accepté et qui, peu de temps après, nous présentait une première planche dans le bureau de Christmann. J'avais travaillé à ça par plaisir et sans prétention, dans mon coin, sans pression. Le projet a été accepté tel quel et je n'ai pas eu le temps d'en mesurer les enjeux. Mais si on me l'avait dit avant, j'aurais probablement été tétanisé !

Avec une telle reprise, vous vous engagiez à respecter des codes très précis. N'avez-vous jamais trouvé ceux-ci  trop limitatifs ?

Une grosse majorité de nos lecteurs n'achète probablement que Blake et Mortimer, comme c'est le cas avec Astérix ou Titeuf. La plupart n'a sans doute jamais lu un autre album d'André Juillard ou de moi. Ce public achète une histoire, pas le nom d'un auteur. Il est donc normal de respecter ce que le public de Blake et Mortimer aime et recherche, ce à quoi il s'est attaché. Un scénariste a des idées qui lui viennent souvent, et quand j'ai des idées je peux discerner ce qui pourrait convenir au Janitor, à XIII ou à Blake et Mortimer. Je suis un amoureux de la série, de ses personnages et des souvenirs qui y sont liés, je ne vais surtout pas aller casser ces codes ou les moderniser. J'aurais l'impression de tuer ces souvenirs, cette madeleine de Proust.

Cela implique-t-il un ancrage des sujets dans cette époque ?

Non, car la plupart des sujets sont transposables aux années 1950. J'essaye de maintenir un esprit de scénario attaché à cette époque, mais le lecteur de 2014 recherche un sujet crédible. Il veut retrouver Blake et Mortimer, certes, mais il a évolué, il est submergé par l'information. Si le sujet de l'histoire est trop naïf, il sera déçu, de même si le sujet est trop moderne. Dans La Machination Voronov, j'abordais cette histoire de bactérie venue de l'espace transformée en arme bactériologique. On a parlé récemment d'armes bactériologiques en Irak et en Syrie, le sujet reste, malheureusement dans ce cas, d'actualité. D'où la difficulté de poursuivre dans la veine science-fiction de Jacobs, puisque bien des éléments de la SF de cette époque sont aujourd'hui devenus réalités. Le côté « engins » est également beaucoup plus difficile à faire accepter au lecteur actuel.

Quel regard portez-vous sur Les aventures de Philip et Francis, pastiche de Blake et Mortimer, par Veys et Barral ?

J'aime beaucoup, c'est génial ! J'adore leur humour décalé, très british ! Et puis on sent qu'ils connaissent et aiment la série. Généralement, j'aime bien les pastiches, au cinéma aussi c'est souvent très drôle. Dans celui-ci, les personnages restent attachants et même touchants, on sent que c'est fait avec amour. Toutes les grandes oeuvres ont leurs pastiches, par contre je déteste les dérapages dans la vulgarité, comme on a pu le voir avec certaines choses autour de Tintin.

Vous passez la main sur Thorgal et Kriss de Valnor, cela vous laissera-t-il d'avantage d'espace pour développer des projets personnels ?

Je n'aime pas trop cette idée de « projet personnel ». Vous savez, pour moi, travailler sur La Vengeance du comte Skarbek, Le Janitor ou Blake et Mortimer ne change pas grand-chose, ma préoccupation première est d'écrire une bonne histoire. Je peux imaginer aisément un tas de personnages, mais il est  beaucoup plus difficile de leur faire vivre quelque chose d'intéressant. C'est là que se trouve le défi majeur du scénario, tant dans une reprise que dans une nouvelle série. Oui, pour répondre à votre question, j'ai entamé autre chose, mais il est trop tôt pour en parler.

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Pierre Burssens
10/12/2014