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Entretien avec Efa

« Les héros n’existent pas, sauf peut-être pour l’armée. »

2014 marque les 20 ans de la collection Signé (Le Lombard), et au fil de l’année, cette dernière se sera enrichie d’albums remarquables. Le Soldat, dessiné par Ricard Fernandez, alias Efa, sur un scénario d’Olivier Jouvray, en fait sans conteste partie. Et même si  son action ne se déroule pas dans les tranchées, il constitue un réquisitoire sensible et impressionnant contre la guerre, toutes les guerres. Efa nous en parle, ainsi que de Verdict, qui clôture la deuxième saison d’Alter Ego (Dupuis).

Il est rare qu’un dessinateur propose un sujet à un scénariste. C’est pourtant le cas avec Le Soldat, l’adaptation du roman de Stephen Crane La Conquête du courage, comme l’explique Olivier Jouvray dans la postface de l’album…

C’est vrai que, dans un sens, je me trouve un peu à l’origine de l’album. Un copain m’avait conseillé la lecture du roman de Crane et en le lisant, certaines images me venaient en tête. L’idée d’une adaptation s’est imposée à moi, en quelque sorte. C’était il y a 2 ou 3 ans, j’ai essayé d’y travailler par petits coups, d’avancer dans le projet, parallèlement à d’autres choses. Puis, finalement, j’en ai parlé à Olivier, avec lequel j’ai fait Kia Ora, il était partant. Le roman a un côté très moderne, mais, remis dans le contexte de l’époque où il a été écrit, il peut être perçu comme un discours très militariste. Olivier a privilégié une approche psychologique, contemporaine, qui aboutit quasi au contrepied de ces arguments.

L’actualité nous le rappelle hélas quotidiennement, le sujet est universel et intemporel…

Plus encore par la manière dont nous l’avons traité. Le Soldat aurait pu se dérouler dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, en Irak ou pendant la guerre civile espagnole… Ici, il s’agit de la guerre de Sécession. On n’avait pas envie d’un album de plus sur la guerre  des tranchées, il y en a vraiment beaucoup pour le moment, et il aurait été difficile de se démarquer par rapport à ceux-là. La guerre de Sécession, c’est un peu différent, et puis c’est une période qui m’intéresse, proche aussi du western…

N’est-ce pas la première fois que vous vous consacrez à un sujet aussi sombre ?

Si, et même si le récit passe par des scènes oniriques, on ne peut y trouver de poésie. Olivier a décortiqué tout le discours de Crane et, dès le début, on devine que Henry ne reviendra pas de la guerre, ou que s’il en revient vivant, ce sera comme une sorte de zombie, un fantôme incapable de mener une vie normale… Pour moi, c’est impossible de caricaturer cela. Quand on évoque les horreurs de la guerre, on imagine les combats, mais cet aspect-là est tout aussi réel et non moins horrible, on en parle peu, mais il existe dans tous les conflits, aujourd’hui aussi.

Crayonné. Henry devant la mort.

Henry devant la mort... crayonné

Pourquoi avoir choisi d’intégrer ces scènes oniriques, fantastiques, alors que d’une certaine manière, ce que décrit l’histoire du soldat semble parfois, en soi, au-delà du réel ?

Nous voulions montrer ainsi la projection des angoisses du soldat, les images qu’il se fait de l’ennemi. Henry sort juste de l’enfance, or les vétérans lui décrivent les soldats ennemis comme des monstres… Les autres soldats ne se posent peut-être pas cette question, mais finalement, parmi ceux qu’Henry imaginait de cette manière, il va découvrir qu’il y a des mômes, comme lui.

À cet égard, presque en fin d’album, la scène des drapeaux est particulièrement dure…

Oui, et symbolique aussi. Pour qui se battent-ils vraiment, ces soldats ? Pour quoi ? Ils s’imaginaient devenir des héros, un peu comme les héros de la mythologie, et là ils sont confrontés à une réalité et à une réponse. Les héros n’existent pas, sauf peut-être pour l’armée.

Vous avez cité la guerre civile espagnole, vous êtes espagnol. L’histoire du Soldat se déroule pendant une autre guerre civile, vous sentiez-vous d’autant plus concerné par ce sujet ?

J’y ai sans doute trouvé plus de résonnance avec mon histoire personnelle, oui. Peut-être une guerre civile est-elle encore pire que les autres, car on s’entretue entre cousins parfois, dans une même famille, et cela génère ensuite des problèmes à très très long terme. La génération de mes grands-parents a vécu la guerre civile espagnole, et on sent qu’il y a des choses qui sont encore cachées à ce sujet et des ressentiments encore présents…

Vous avez adapté votre technique à ce nouvel album, mais par ailleurs de nombreux lecteurs seront  surpris d’apprendre que vous ne passez presque jamais par des recherches graphiques avant d’entamer un nouveau projet…

Je pense que ma technique, de toute manière, évolue… Le sujet du Soldat se prêtait bien à un retour aux couleurs directes. L’histoire se déroule quasi entièrement en extérieur, dans la nature, et j’avais en tête certaines images, certains tableaux de paysages, anglais notamment… et c’est venu de façon assez naturelle. Ca me permettait aussi de différencier le travail de celui que j’effectuais, en même temps, sur Alter Ego. Les recherches ? C’est vrai, j’en fais très peu, sauf pour les personnages principaux, en général, mais pas autant que cela. Ca vient avec le récit, en avançant. En fait, j’ai besoin de poser le scénario en images, j’ai besoin d’avancer sur des cases, dans des trucs concrets qui vont avec l’histoire.

Vous évoquez Alter Ego, Verdict, la conclusion de la deuxième saison, constitue votre autre actualité…

Il est difficile de comparer les deux. Alter ego exige une manière de travailler complètement différente. On doit mettre de côté son ego artistique au profit du bien commun. Je suis entré dans le jeu en 2008 pour tenter l’expérience, car ce type de studio virtuel n’était pas commun à l’époque, ni cette manière d’envisager un récit en fonction de divers personnages. Je n’ai jamais regretté mon choix, à la fois grâce à la qualité de l’histoire et au côté ludique qu’implique la série.

Vous retrouvera-t-on dans l’équipe de la saison 3 ?

Oui, j’en réaliserai au minimum un album, et je reprendrai le travail de coordination entre les auteurs qu’effectuait Mathieu Reynès, qui se tourne vers d’autres projets. La continuité graphique doit être assurée entre les albums, afin que le lecteur n’ait pas d’effort particulier à consentir pour passer d’un album à l’autre, d’un auteur à l’autre…

Cette future saison conservera-t-elle le même type d’articulation que les précédentes ?

Oui et non. Je peux vous dire qu’elle comportera normalement 5 albums mais que Pierre-Paul Renders et Denis Lapière ont mis en place de nouvelles astuces qui ouvriront sur de nouvelles possibilités de lecture, mais les lecteurs en auront la surprise en temps utile. Ce cycle se déroulera dans un futur plus éloigné, et nous sommes vraiment enthousiastes par rapport à ce développement. Je crois que ce projet, tellement particulier, a vraiment évolué au fil du temps. En tant que lecteur, il me semble que la première saison mettait les choses en place, présentait les personnages principaux. La saison 2 a approfondi les choses, en laissant plus de place aux questions d’éthique, de morale… Et toujours comme lecteur, je peux vous garantir que je me suis bien éclaté en découvrant vers quoi nous entraîne la suite…

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Pierre Burssens
12/11/2014