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Entretien avec Régis Loisel et Jean-Louis Tripp

© Loisel - Tripp / casterman

© Loisel - Tripp / Casterman

Coudonc, Magasin général
est fermé jusqu’à pas d’date !

© Brieg

Jean-Louis Tripp et Régis Loisel
© Brieg Haslé-Le Gall / Auracan.com

Neuf petits tomes, et puis s’en vont… Howowo, ainsi donc s’achèvent les aventures de Notre-Dame-des-lacs. Parler du contenu du dernier opus de la belle série Magasin général ? Tabarnak, pas question !

S’il vous prend l’envie de l’lire à c’t’heure, allez-y-tu jeter une paire de minutes dans toute bonne librairie. Pour l’instant, intéressons-nous au duo Loisel-Tripp, rencontré en octobre 2014 sous le soleil de Saint-Malo, à l’occasion du 34e festival Quai des Bulles.

Une série « annoncée par erreur comme trilogie » par l’éditeur, devenue sexta-, puis nonalogie contant la vie paisible d’une petite communauté isolée au fin fond du Québec entre les deux grandes guerres et lancée dans le monde de l’édition en 2006. Régis Loisel et Jean-Louis Tripp s’en sont donné à cœur joie pour donner corps et âme à Marie, à Serge, à Gaétan pis à Jacinthe, à monsieur le curé, Réjean pour les intimes, et tant d’autres dans ce qu’ils qualifient de « roman graphique ». « Dès le début, nous avions la trame, nous savions que ce que nous voulions dire ne tiendrait pas dans trois albums, mais nous ne savions pas combien de temps cela nous prendrait. En fait, nous l’avons découvert au fur et à mesure que nous avancions, parce que plus l’histoire avance, plus la fin se rapproche. » Et tous deux de revendiquer un élément essentiel : ils connaissaient la fin depuis le début, ne leur manquait que le chemin pour y parvenir. Jean-Louis Tripp explique : « Nous aurions pu faire deux fois 60 pages », Régis Loisel corrobore : « Mais cela suffisait. » « Donc nous avons voulu boucler la série, avec un tome 9 plus épais, 91 planches », termine Jean-Louis Tripp – le tout complété par un très beau et copieux dossier en fin d'album.

© Loisel - Tripp / Casterman

extrait de Magasin général T9 © Loisel - Tripp / Casterman

Une fable, donc, oui, une bien belle fable, parce que « cette histoire ne peut pas avoir eu lieu, certains éléments ne sont pas possibles. Nous avons donc “ordonnancé les planètes” pour que ces événements arrivent », commente d’emblée Jean-Louis Tripp, coupé presque aussitôt par Régis Loisel : « Mais c’est une belle invention. » Tripp enchaîne : « L’histoire n’est pas vraisemblable. » Loisel corrobore : « Certaines choses sont impossibles. » Jean-Louis Tripp : « Pour autant, nous avons voulu ancrer cette histoire dans une réalité qui la crédibilise. »

© Loisel - Tripp / Casterman

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Rapidement, il devient presque impossible de resituer qui dit quoi : l’un commence, l’autre enchaîne, le premier coupe pour apporter une petite pierre, la suivante viendra du second, puis c’est à nouveau l’un, puis l’un, puis l’autre, puis l’un puis l’autre. Deux films ont été réalisés sur la série, l’un il y a quelques années déjà par le frère de Jean-Louis Tripp, qui les interrogés ensemble, le second, beaucoup plus récemment, par Nicolas Albert, qui a les rencontrés séparément, chacun chez soi. Là, petit « miracle » : il était possible de monter le tout ensemble, les phrases de l’un complètent celles de l’autre. Deux auteurs matures, qui se sont découverts « extrêmement complémentaires » dans ce Magasin Général. Avec juste cette précision de Jean-Louis Tripp : « Régis est très fort sur le sens du récit. Moi je suis plus sur l’environnement de ce récit, sur le sens des choses, sur les dialogues. »

Mais encore, comment se passait le travail au quotidien ? L’un et l’autre affirment avoir « pris plus de plaisir sur le scénario que le dessin. Nous nous sommes embarqués sur le récit, sans jamais avoir dit “on refuse quelque chose”. L’un lançait une idée, en disant que c’était peut-être n’importe quoi, l’autre rebondissait dessus, et ainsi de suite ». L’important n’est pas l’idée en elle-même, mais le fait qu’elle doive servir le récit. « Nous ne sommes sortis de ce schéma qu'une seule fois, Régis voulait une pause pour souffler, nous avons donc fait une petite boucle hors de l'histoire. » De plus, si deux pistes se présentaient, « il fallait sortir de soi-même pour se mettre dans le sens du récit et sélectionner celle qui correspondait le mieux ».

extrait de Magasin général T9 © Loisel - Tripp / Casterman

extrait de Magasin général T9 © Loisel - Tripp / Casterman

extrait de Magasin général T9 © Loisel - Tripp / Casterman

© Loisel - Tripp / Casterman

Là réside sans doute l’une des forces de la série : fusionner le regard et les idées de l’un et de l’autre, ou vice-versa,  « en mettant les egos au vestiaire » dixit Régis Loisel. Côté dessins, on sent les cadrages, les profondeurs, les détails de Loisel, tout comme les glissés, la souplesse, la douceur du crayonné de Tripp, mais impossible de séparer l’un de l’autre, sachant que Régis Loisel préparait les roughs, et que Jean-Louis Tripp encrait les pages, comme il est possible de le constater en début de chaque tome et dans les Arrière-Boutique – « que nous avons arrêtées au tome 3, parce que cela n'avait plus de sens ». « Nous voulions un ensemble de codes graphiques cohérent. Régis faisait une préparation, mais moi je ne voulais pas juste encrer, j’ai donc substitué mon propre code graphique. » Résultat, Magasin général forme un tout qui tient autant de l’un que de l’autre, indissociable de l’un comme de l’autre.

extrait de Magasin général T9 © Loisel - Tripp / Casterman

© Loisel - Tripp / Casterman

Si l’ambiance de la série est chaleureuse, un constat doit être fait. Tout d’abord, Notre-Dame-des-lacs est un petit village loin de tout, à l’écart du monde, sclérosé dans ses rapports humains, parce que « c’était comme ça à l’époque ». Un village ici au Québec, mais il aurait pu être au fin fond de la Creuse, de la Bretagne, du Bade-Wurtemberg ou de la Bavière, quelque part dans le Brabant ou encore quelque hameau luxembourgeois ou espagnol. En clair, un petit village rural/agricole perdu au milieu de nulle part et où le monde extérieur n'avait pas encore altéré les rapports humains. Il ne s’y passe rien, une situation vraiment criante dans le premier tome – ce que les deux auteurs « assument » pleinement. L’arrivée de Serge va bouleverser ce petit monde, mais ce ne sera pas sans mal.

Ensuite, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit vraiment d’« une fable », donc, qui se lit aussi comme « le roman d’émancipation d’une femme dont le destin semblait définitivement tracé » : le décès du mari rencontré jeune, qui tenait un magasin, voilà Marie veuve, sans enfant, dans l’attente d’une fin de vie morne et sans aspérité ni surprise. Au village, comme dans n’importe quel petit village d'Abitibi ou de Navarre, chacun s’observe, chacun est garant de la vie des autres, chacun surveille la vie de son voisin, ainsi va la vie au fil des saisons, des années, des mariages et des baptêmes, des naissances et des décès. Un destin déjà tracé à peine la vie commencée. Sauf que… « Premier alignement des planètes », selon le duo Loisel-Tripp, « le mari meurt », Marie doit prendre en charge le magasin, centre économique du village. Second alignement, « Marie va croiser Serge, qui aime les gens mais qui n’est pas pour elle. Une première fenêtre s’ouvre. »

Lire la série sous cet angle-là permet de l’aborder sous un jour différent. Les auteurs ont fait le choix de prendre leur temps, de s’adapter au rythme du village, en créant des ruptures laissant aux protagonistes, comme aux lecteurs, le temps d’apprécier, de digérer les décalages, les faits, l’évolution du monde. Au-delà d’un roman d’émancipation, mais aussi d’une comédie de mœurs rurales, Magasin général relate le rapport des hommes – et des femmes… – au monde qui tourne, il questionne sur la « modernité ». « Avec ses bons côtés, comme la liberté individuelle, mais aussi avec ses scories, comme la société de consommation. »

extrait de Magasin général T9 © Loisel - Tripp / Casterman

extrait de Magasin général T9 © Loisel - Tripp / Casterman

Au final que nous n’aborderons pas ici, Régis Loisel et Jean-Louis Tripp ont brossé une évolution du monde quelque part dans l’entre-deux guerres, une approche sociologique du monde rural. Exemple : un couple ne peut pas avoir d’enfant ? C’est forcément la femme qui faillit. Or, en laissant Marie découvrir ses envies, puis prendre conscience de sa nouvelle situation enfin l’assumer, elle « tombe » enceinte (quelle expression étonnante et bien dépassée !!!), remettant en question l’acception précédente. Et toute la série peut se lire comme une suite de petites remises en question, de grandissement de l’Humain, d’apprentissage de l’Autre. En bien comme en mal. Une question de regard, aussi, car n'est pas si aveugle celui qui veut voir au-delà des simples apparences.

© Loisel - Tripp / Casterman

extrait de Magasin général T9 © Loisel - Tripp / Casterman

extrait de Magasin général T9 © Loisel - Tripp / Casterman

extrait de l'album-photo présenté en fin d'album
© Loisel - Tripp / Casterman

Quid de l’avenir ? Pour l’heure, donc, et semble-t-il définitivement, Magasin général a fermé ses portes. Mais bon, quelques suggestions apparaissent intéressantes aux yeux du duo : la vie de Marie avant Notre-Dame-des-lacs, bien sûr, question qui leur a souvent été posée, mais aussi, et surtout, la vie de Réjean après, dans quelques années, quand peut-être il sera devenu évêque, ainsi que, surtout Serge avant, là-bas, quand il jouait au Français de France, dans les tranchées comme dans les beaux quartiers de Paris, là où l’on apprend à mijoter des grands p’tits plats bons en maudit. Mais encore ? « Certes, nous devons faire le deuil de la série, affirment-ils de concert, il y a une sorte de nostalgie à quitter ces personnages, mais nous avons aussi d’autres projets. »

Justement, « nous avons chacun une carrière, explique Jean-Louis Tripp. « Aujourd’hui, je travaille à un roman graphique très personnel, chez Casterman, dont le scénario est déjà bien avancé. Je vais me bloquer deux mois après Angoulême pour finaliser le scénario. Ensuite, il faut que je me retrouve. Après Magasin général et l’expérience à quatre mains que nous avons vécue sur une longue distance, je ne sais plus comment je dessine. Or, là, je cherche un dessin simple et élégant, je veux me donner du temps pour me retrouver. » Régis Loisel, de son côté, se lance dans « un Mickey à l’ancienne, pour Glénat, au format à l’italienne, en version années 1930, histoire de retrouver les plaisirs de l’enfance ». Pour autant, le duo n’entend pas rompre d’un coup d’un seul : « Nous voulons écrire un scénario ensemble, mais pas le dessiner... » Mais pour l'heure, Tripp développe un nouveau projet avec « un jeune dessinateur franco-québécois dont ce sera le premier album, Sylvain Cabot. »

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Régis Loisel et Jean-Louis Tripp interviewés par Mickael du Gouret et Brieg Haslé-Le Gall
à Saint-Malo le samedi 11 octobre 2014 © Kathy Degreef

Aussi sur le site :

- Chroniques du tome 3 et du tome 9
- Entretien avec Loisel et Tripp (novembre 2008)

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Mickael du Gouret et BHLG
29/10/2014