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Entretien avec Marianne Duvivier

« Le regard que l'on porte sur son passé évolue avec l'écriture et le dessin. »

C'est d'une conversation entre Franck Giroud et Marianne Duvivier qu'est née la collection Secrets. Elle se clôture avec Heureuse vie, heureux combats (Dupuis), un album courageux, sensible et émouvant dans lequel la dessinatrice dévoile ses secrets de famille. Réalisé avec l'aide de Denis Lapière au scénario, le livre ne peut laisser indifférent. Marianne Duvivier nous parle de cette approche très personnelle dans une interview elle aussi empreinte d'émotion et de sensibilité.

Vous nous proposez un album extrêmement personnel dans lequel vous vous dévoilez beaucoup. Quel a été le déclic qui vous a amené à sa réalisation ?

Il y a longtemps que j'avais cela en tête, avec ma vie mouvementée... Pour moi, il était devenu urgent de l'écrire et de le dessiner, c'était devenu un besoin, et cela ne se posait pas en d'autres termes. Mais, d'une certaine manière, comme c'est l'histoire de ma vie, je craignais d'avoir un peu trop le nez dans le guidon, alors que d'autre part, je savais que je devais me concentrer sur l'essentiel et ne pas me perdre dans une multitude de détails. D'où l'apport de Denis Lapière, dans ce cas précis plutôt metteur en scène que scénariste, qui a basé son travail sur un journal de ma vie...

Comment s'est organisée votre collaboration ?

Denis a effectué un boulot formidable, dans un esprit de grande complicité. Il a pu se glisser dans la peau de Marianne à différents âges, il a deviné et ressenti différentes choses à travers mes écrits et lors de nos conversations, et nous avons partagé beaucoup d'émotions. Je lui livrais une histoire toute faite. Il l'a transfigurée, jamais trahie. La seule fois, peut-être, où ça m'a posé problème, c'est pour une scène de mon enfance avec ma poupée qu'il a voulu méchante. Or pour moi ma poupée n'a jamais été méchante, elle était d'une grande écoute... Je ne me voyais pas dessiner cela, la représenter ainsi. Mais Denis m'a expliqué que c'était un moyen d'exprimer, à travers ma poupée, ma colère et ma tristesse de petite fille. Ce dialogue avec la poupée met en évidence la blessure intérieure de la petite Marianne... Et finalement j'ai accepté ce procédé !

On retrouve dans l'album la genèse de la collection Secrets, née d'une conversation avec Franck Giroud lors d'une promenade au cimetière parisien du Père Lachaise. L'envie de raconter votre histoire semblait déjà présente...

Oui, elle l'était, mais je n'avais pas encore imaginé pouvoir le faire. Et, indirectement, les autres albums que j'ai réalisé dans le cadre de cette collection me ramenaient à moi. Le suicide du père dans L'Écharde trouvait un écho dans ma propre histoire, et j'y ai dessiné une tombe pour mon papa. Dans Pâques avant les rameaux aussi, il y avait des choses qui me touchaient, cet enfant infernal qui ne connaissait pas sa paternité...

Le rôle de votre père pèse très lourd dans la première partie de votre récit, puis s'atténue et on a même l'impression que vous le nuancez davantage quand vous évoquez ses engagements...

Je crois que l'exercice autobiographique permet de comprendre et peut-être même de pardonner certaines attitudes par rapport à certains événements vécus. Ceux qui m'entouraient ont fait ce qu'ils pouvaient, dans des circonstances qui étaient celles de ces moments-là. Alors oui, mon père n'était pas qu'un salaud, il se battait aussi pour l'être humain, pour l'homme. Mais les choses ne sont plus pareilles une fois l'histoire écrite. Si je devais refaire cet album maintenant, je l'aborderais sans doute sous un autre angle. Le regard que l'on porte sur son passé évolue avec l'écriture et le dessin, même s'il s'agit de la même vie et des mêmes personnes.

À un moment, dans l'album, vous téléphonez à Denis Lapière et lui demandez une pause...

J'étais en train de plonger, on en était à peu près à la moitié de l'histoire et je n'allais pas bien, physiquement et psychologiquement et je lui ai demandé cet arrêt momentané. Je constatais que l'on a souvent tendance à ne retenir que les horreurs, mais que la vie offre aussi plein de choses merveilleuses, et je voulais que l'on puisse en glisser aussi dans le récit. Ainsi, j'ai repensé aux tasses de thé partagées avec ma grand-mère, aux parties de dés à la table familiale, aux petits veaux que j'allais nourrir, gamine... Ces touches positives avaient existé et il fallait les retrouver. Sans cela, à l'époque, nous serions peut-être devenus tous fous...

Des petites choses qui vous ont aidée à tenir le coup ?

Oui, mais avec des séquelles physiques, quand même... Je ne suis pas en excellente santé, mais je suis vivante, et là, croyez-moi, je suis très contente de l'écho que recueille Heureuse vie, heureux combats. C'est le plus beau cadeau que je pouvais recevoir.

Et le dessin ?

Le dessin m'a offert le moyen de m'exprimer autrement. Petite fille, j'avais un imaginaire énorme, et il y a de ça aussi, dans l'album, dans ma conversation avec ma poupée... Quand des enfants jouent aux Indiens dans une cour, les tipis existent, les chevaux existent. Et quand un enfant joue dans une baignoire, il y a une vraie tempête qui agite l'eau du bain... Vers 12 ou 13 ans, j'ai réalisé que je ne savais plus me raconter des histoires comme avant, et j'en ai pleuré. La BD m'a permis de conserver cette part d'enfance en me donnant un autre outil pour raconter une histoire, elle a sauvegardé une partie de cet imaginaire. Son aspect le plus compliqué pour moi est peut-être la solitude que ce métier implique, et c'est pourquoi j'ai pris le parti de donner des cours régulièrement, ce qui permet un dialogue avec d'autres. Mais c'est le lot de tous les dessinateurs !

Lors d'une autre interview, vous aviez confié rechercher à privilégier l'essentiel dans le dessin. Une recherche d'autant plus importante pour cet album ?

Évidemment, et en même temps, j'ai voulu lui donner un éclairage plus subjectif afin de transmettre davantage d'émotions. Il est important de savoir que les personnages traversent et ressentent telle ou telle émotion, et pour cela c'est intéressant d'utiliser parfois des éléments plus symboliques, ou des ellipses dans le récit. On peut voir et comprendre entre les lignes. Dans l'album, vous ne voyez pas mon père se suicider, je voulais quelque chose de plus léger... Dessiner un mort, étendu par terre, n'appelle pas à l'analyse. Alors que l'image d'oiseaux en train de s'envoler peut être interprétée de 1000 façons différentes et laisse des portes entrouvertes.

L'histoire est très dure, et pourtant, au niveau des couleurs, il s'agit de votre album le plus lumineux...

Je ne voulais pas d'un tableau essentiellement noir. Il y a des parts de lumière dans ce récit et j'avais envie que la palette des couleurs les retrouve. Comme les dessins sont réalisés au crayon, il fallait aussi que les couleurs se marient et s'équilibrent avec la douceur du crayonné.

L'album est sorti, il semble bien accueilli, on imagine aisément votre investissement dans un récit aussi personnel... Que ressentez-vous, aujourd'hui, par rapport à cela ?

Il y a seulement quelques jours que je l'ai relu, j'ai survolé certains passages... Je ressens une forme de libération, en fait. J'ai le regret de me dire que j'aurais dû faire ça plus tôt, mais il y a un temps pour chaque chose et j'ai probablement plus de maturité aujourd'hui qu'à 35 ans. Denis Lapière et moi voulions que ça ne reste pas seulement le récit de Marianne. Les premiers retours sont formidables, le livre touche d'autres gens, et c'était notre souhait.

 

Il s'agit aussi d'une histoire de famille. Comment vos filles ont-elles reçu Heureuse vie, heureux combats ?

Très bien, leur accueil a été touchant, émouvant. Mais elle connaissaient l'histoire, ce n'était pas une découverte. Pour maman ce fut plus difficile, le bouquin lui a rappelé beaucoup de choses et elle craignait de voir son image salie auprès de ses petits-enfants. Or ça a été tout le contraire, ils ont découvert une femme qui s'est battue et à su se maintenir contre vents et marées et qui leur inspire de l'admiration.

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Pierre Burssens
20/10/2014