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Le clairon de Jacques Terpant

« Je suis dans la tranchée
et je tiens la position. »

Le monde de la bande dessinée est en train de vivre une révolution. Quelques auteurs, et non des moindres,  jettent l’éponge et annoncent – via les réseaux sociaux ou dans la presse – qu’ils abandonnent le métier. Ces derniers jours, nous avons ainsi appris les « démissions » de Loïc Malnati (Wounded, Destins), Bruno Maïorana (Garulfo, D.), Philippe Bonifay (Zoo)… Suite à ces défections, nous avons demandé sa réaction à Jacques Terpant (Sept Cavaliers, Le Royaume de Borée), l’un des plus fidèles collaborateurs de Bonifay avec qui il cosigna les séries Messara et Pirates.

Jacques Terpant : Je n'ai pas à aller bien loin sur mes étagères d'atelier pour le retrouver. C'est un petit livre jaune et fatigué, édité par Marabout. Les pages s'envolent, ce n'est pas dû seulement à sa fabrication un peu médiocre, mais bien davantage à la fréquence des lectures. Son titre ? Comment on devient créateur de bande dessinée. Les auteurs ? André Franquin et Joseph Gillain (alias Jijé) sous la forme d'un entretien avec Philippe Vandooren, tout cela dans la collection – tenez-vous bien – « Réussir » de Marabout. Car ce que l'on proposait là, était de présenter un métier ! Nous sommes nombreux, enfants qui dessinaient, nés dans années 1960, nourris des hebdomadaires Spirou et Tintin, à avoir compulsé l'ouvrage paru la première fois en 1969.

Car oui, c'est un métier dont ces deux ténors nous parlaient, ils avaient fait partie de la génération qui avait contribué à le créer, mais là, c'était fait, c'était un vrai métier. Et ce fut le nôtre ! Mais il dura à peine la génération de ceux qui l'avaient inventé et de ceux qui les avaient lus. D'abord, il quitta les journaux qui l'avaient vu naître, progressivement, pour aller vers des supports plus durables, vers des livres, souples d'abord, qui ressemblaient encore au journal où l'on avait grandi, puis cartonnés, plus beaux, plus chers aussi. Puis on se dit que c'était de l'Art, on lui donna un numéro, le neuvième – derrière la télévision, cela aurait peut-être dû nous inquiéter. Puis on se dit qu'il fallait davantage ressembler à des « vrais livres » avec plus de pages, plus ressemblant à un « Gallimard », là où est la culture, car on le vaut bien.

C'est vrai qu'on le vaut bien, que l'on a donné de grandes et belles choses, que de nos rangs sont sortis des gens qui vont sans doute marquer l'histoire du dessin – enfin peut-être quelques-uns. Et que pour les autres, ont aura beaucoup fait rêver, ce qui déjà est un titre de gloire suffisant. Et puis on s'est rendu compte que l'on avait tué les journaux d'où l'on était parti, les choses changent, l'enfance passe, pas grave ! On était devenu comme des écrivains, on avait de « vrais livres », on était un peu des peintres aussi, on exposait dans des galeries. Et puis on s'est rendu compte que contrairement aux journaux dont nous venions et où l'on avait un métier, comme Franquin et Jijé nous en avaient si bien parlé, là, chez les écrivains, ce n'était pas le cas, et ceci depuis toujours, que Voltaire était businessman, que Joseph Delteil vendait de la blanquette de Limoux, que Julien Gracq enseignait la géographie... Bien sur, on s'est adapté, on a fait plus vite, plus noir et blanc, plus enlevé, on a essayé de dire que les gens qui font du dessin travaillé, sur lequel on passe du temps, de ce temps qui empêche d'enseigner la géographie ou de vendre du mousseux, que tout cela c'est un peu vieille école. On a essayé.

Et puis ils ont commencé à partir, à dire que pour eux, c'était fini, que si c'était cela, ce n'était plus un métier cela ne valait plus la peine... Le dernier en date fut Bonifay, un compagnon de nombreuses années. Alors vous me posez la question : réagir à cela ? À ces départs. J'ai connu la fin des journaux, je suis arrivé trop tard, j'ai connu la publicité et ses budgets impressionnants, et je l'ai vu disparaître. Même notre support historique – le livre – va disparaître à long terme et peut-être notre mode d'expression avec. Nos vignettes dessinées paraîtront peut-être bien désuètes en regard des images qui bougent... Peut-être n'aurons-nous été, face au temps qui est le seul juge, qu'un moyen d'expression fugace, de la dernière période du texte imprimé ?

Quoiqu'il en soit, en avançant en âge, j'ai compris une chose : une vie d'artiste est une vie consacrée, perdue pour tout le reste, un drôle de mélange entre l'aventurier et le moine. Je travaille tous les jours, je ne rêve pas de vacances, je n'ai jamais pensé à une retraite, je suis sans espérance, ni sur la qualité de mon travail, ni sur sa portée. Je fais. Je vis du dessin, j'en ai très bien vécu et j'en vis encore très correctement, mais quoiqu'il se passe, que l'on ne compte pas sur moi abandonner. Je suis dans la tranchée et je tiens la position.

Et si les maisons d'édition qui me soutiennent aujourd'hui me lâchent ? Je deviendrai éditeur, s'il faut tout faire, je ferai tout... S'il faut inventer autre chose comme circuit, je le ferai. Je suis un auteur de bande dessinée et je finirai ainsi, mon seul maître est la grande faucheuse, ce sera elle qui achèvera ma carrière, pas un comptable. Le soleil tape, les vautours tournent, mais j'ai des munitions !

By jove ! Ils ne sont pas prêts de me déloger et Blueberry va encore sonner du clairon !

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Brieg Haslé-Le Gall

Propos recueillis par Brieg Haslé-Le Gall le 29 mai 2014
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© Brieg Haslé-Le Gall / Auracan.com
photos et visuels © Jacques Terpant / Tous droits réservés

Jacques Terpant vient de publier le 3e et dernier tome de Royaume de Borée, d'après le roman de Jean Raspail (Delcourt).

À lire également : Entretien avec Jean Raspail et Jacques Terpant

29/05/2014 - source : auracan.com